mercredi 30 novembre 2011

Donner (de Brest)



"Determine never to be idle... It is wonderful how much may be done if we are always doing."
Thomas Jefferson

"Prenez la décision de n'être jamais inactifs... Il est merveilleux de constater tout ce qui peut être accompli quand on agit tout le temps".



Je suis souvent rattrapé par mon ancienne profession. Difficile d'y échapper. Je suis sûr que vous l'avez déjà remarqué. J'enseignais l'histoire américaine. Je racontais des histoires, aussi. Non, je ne racontais pas des histoires, je racontais des histoires de l'Histoire. Enfin bref, vous me suivez?...
C'est certainement un des plaisirs que j'aurai à arpenter l'Ouest américain. Des lieux, des noms font ressurgir dans mon esprit torturé des épisodes de l'histoire américaine que je trouve si fascinante. Vous rendez-vous compte qu'en franchissant la Columbia River, sur le Pont des Dieux (Bridge of the Gods), je pourrai me représenter les embarcations de Lewis et Clark si proches de leur incroyable objectif et de leur hivernage à Fort Clatsop? Non? Bon, tant pis.
Carson Pass, par exemple, où mon ami John a promis de venir me rejoindre avec une douche portable, des boissons fraîches, et un orchestre (!), tient son nom de Kit Carson, un sacré salopard, qui a aussi donné son nom à la capitale du Nevada, Carson City. L'historiographie en a fait un héros de la conquête de l'Ouest, comme toujours, à la sauce Custer, mais je ne suis pas sûr qu'il ait laissé le même souvenir auprès des Navajos.

Le double effet KissCool, façon Kit Carson.


Et à Donner Pass, à l'endroit où le PCT traverse l'Interstate 80, près du Lac Tahoe, là où Karen et Phil doivent venir me récupérer, je serai à nouveau dans un lieu incroyablement touchant, pour moi, du moins. J'y passe régulièrement, en voiture. Il y a une dizaine d'années, je m'y suis baladé dans les bois, un jour lugubre, brumeux et enneigé du printemps et j'y ai été submergé par l'émotion. Pour que vous compreniez pourquoi, il faut que je vous raconte une histoire.

Dans les années 1840, les États-Unis se trouvaient dans l'Est. Loin, loin, loin, à l'autre bout du continent. Ce continent, d'ailleurs, "appartenait" essentiellement aux Français et aux Espagnols. Accessoirement, aux tribus indiennes qui y vivaient depuis des siècles. Ironie de l'histoire: dans la grande lutte impérialiste pour s'emparer de l'Amérique du Nord et de ses richesses, les petites colonies anglo-saxonnes étaient a priori les losers, face à la puissance colonisatrice des Français et des Espagnols. On dit merci à Napoléon qui leur a vendu pour trois queues de cerises le tiers des États-Unis actuels. Le génie français en marche, ou l'art de se tirer une balle dans le pied.
La Californie était mexicaine, c'est-à-dire espagnole. Peu de temps avant notre histoire, le Mexique s'étendait encore jusqu'au Canada, c'est dire. Ça simplifiait le parcours de la frontière mexicaine à la frontière canadienne: il suffisait d'un pas. Record de vitesse du PCT: 1,3 seconde.
Mais le climat californien était déjà réputé, les opportunités économiques qu'on y trouvait aussi, bien avant Kerouac, bien avant la Silicon Valley, bien avant Hollywood. De plus, les États-Unis souffraient (déjà) d'une grave crise économique. Le chômage et tout le toutim. Ce que j'aime, dans l'histoire, c'est qu'on comprend vite qu'elle n'est qu'un éternel recommencement. Pour connaître l'avenir, regardez dans la boule de cristal du passé.
Bref, ces divers paramètres ont déclenché une vague d'émigration américaine vers la Californie. Mais ça, c'était la "bonne" émigration, celle des gentils Américains dans la dèche qui cherchaient une vie meilleure à l'ombre des palmiers californiens. Pas celle des méchants Mexicains dans la dèche qui cherchent une vie meilleure à l'ombre des palmiers californiens. À cette époque, c'étaient les Américains qui émigraient vers le Mexique. On est priés de ne pas rigoler. Et les Mexicains de Californie étaient priés de fermer leur gueule. Déjà.


Mais c'était une chose de décider de partir pour la Californie, c'en était une autre d'y parvenir. Le réseau de transport souffrait de quelques déficiences. Vous aviez trois possibilités:
Monter dans un chariot tiré par des bœufs (ouais, le coup des chevaux, c'est plus sexy, mais c'est pour les westerns) et traverser tout le continent — et les territoires de diverses nations indiennes pas forcément heureuses de vous voir passer dans leur jardin — à la vitesse d'une vache. Ah oui, il y avait quelques chaînes de montagnes aussi. Et les routes n'étaient pas terribles. Et il fallait prendre en compte, comme sur le PCT, la question des saisons. Franchir la Sierra Nevada avant l'hiver, la neige, les torrents en crue, bref, vous connaissez...
Autre possibilité, partir pour New-York, monter dans un bateau, descendre jusqu'en Amérique centrale, débarquer, traverser la jungle à pied, prendre un autre bateau sur la côte Pacifique et remonter jusqu'à San Francisco (Yerba Buena, à l'époque).
Enfin, pour les plus paresseux, le bateau à New-York, mais on restait à bord, si possible, jusqu'à San Francisco, après passage du Cap Horn. Quelques mois de voyage.
Euh, est-ce que je peux réfléchir cinq minutes avant d'acheter mon billet? Vous faites une réduc pour les familles nombreuses?


En 1846, la famille Donner, d'origine allemande, comme son nom l'indique, décide de quitter les États-Unis pour partir en Californie. Ras le bol de la crise. C'est curieux, cette propension des gens qui sont dans la merde à vouloir aller s'installer ailleurs, tout de même. Allez, fourrez-moi tout ça en centre de rétention!
Ils ont choisi la voie terrestre, d'autant qu'un guide du routard de l'époque vient d'être publié par un dénommé Lansford Hastings. L'itinéraire que décrit Hastings pourrait s'avérer miraculeux pour eux. En effet, la traversée du continent devait s'effectuer entre la fin du printemps — afin que le niveau des rivières ait suffisamment baissé — et l'arrivée de l'hiver dans la Sierra Nevada, qui rendait infranchissable le seul passage vers la Californie du nord. Refrain connu. Ce n'était pas une mince affaire. Fallait pas traîner en chemin pour respecter le timing. L'itinéraire était relativement bien connu; il se scindait en deux branches dans les Rocheuses, où certains partaient vers l'Oregon, c'est-à-dire en réalité tout ce qui était au nord de la Californie. La majorité des émigrants filait — si l'on ose dire, à la vitesse d'une vache qui broute — vers le Nevada actuel, et franchissait la Sierra Nevada près du Lac Tahoe, en longeant la rivière Truckee.
Mais il fallait auparavant, à l'approche du territoire depuis peu colonisé par les Mormons, et qui deviendra l'Utah, contourner la chaîne des Wasatch, une formidable barrière en travers de leur chemin. Or, Hastings proposait un nouvel itinéraire direct au travers des Wasatch, un gain de temps de près d'un mois, qu'il disait.
Les Donner ont acheté le guide de Hastings, ils rassemblent tous ceux qui souhaitent se joindre à leur expédition. Une centaine de personnes en font partie. Tous leurs biens ont été empilés dans les chariots. Et ils se mettent en route.

Le guide de L. Hastings.
Un des grands attrape-couillons de l'histoire.
Hastings, un Bernard Madoff du XIXe siècle.


Je n'entrerai pas dans les détails de leur épopée calamiteuse. Ce serait trop long. Ce fut une version très éloignée de la croisière s'amuse. Et dans les Wasatch, ils se sont rendus compte qu'ils s'étaient fait escroquer. L'itinéraire de Hastings n'était absolument pas praticable par des chariots. À plusieurs reprises, il leur a fallu démonter les chariots, construire une piste, et tout transporter... à dos d'homme. Difficile à imaginer pour nous, avec nos cuillères en titane. Petits joueurs, les thru-hikers.
Bref, loin de gagner un mois, ils sont sortis des Wasatch un mois en retard, épuisés et démoralisés. Beaucoup de bœufs avaient dû être abattus, des chariots abandonnés. On s'approchait de la retraite de Russie. Mais ils ont fini par parvenir en octobre à Truckee Meadows, où se trouve dorénavant la ville de Reno que j'aime tant. Au pied du dernier obstacle, le franchissement de la Sierra Nevada par une piste fréquentée. Enfin, tout est relatif...
Ils prennent la décision de passer quelques jours au pied de la montagne, pour permettre au bétail de refaire ses forces. Il y a des moments où on prend une décision funeste, mais on ne le sait pas, bien sûr. Celle-là fut une catastrophe. L'enfer est pavé de bonnes intentions.
Ils finissent par reprendre la piste et s'engager dans la montée vers le passage qui leur donnera accès à la Californie et ses palmiers, jusqu'au terminus à Sutter's Fort, aujourd'hui Sacramento. Je peux fermer les yeux et visualiser leur parcours. Je l'ai si souvent emprunté que je le connais très bien. Reno - Sacramento par la 80. Allez, deux heures et demi de route maxi.



Les membres de l'expédition Donner sont maintenant à quelques kilomètres du col. Je dirais quatre, cinq kilomètres? Ils ont 3000 kilomètres dans les pattes, mais demain le calvaire sera fini, ou presque.  Ils passent la dernière nuit avant la descente vers le soleil californien au bord du lac Truckee qui porte désormais leur nom, Donner Lake. Tout près d'un col qui s'appelle désormais Donner Pass.
Ils sont dans la Sierra Nevada. Ils ne connaissent pas El Niño. Et pourtant il va leur faire des misères.
Cette nuit-là, il commence à neiger pour la première fois de l'hiver. Il tombe un mètre cinquante de neige. Fin octobre.
Au matin, ils tentent de diverses manières de sortir de ce piège. En vain. Le col est là, devant eux, mais il est devenu inaccessible. Ils ne peuvent plus bouger. Et ils décident d'attendre le printemps là où ils sont bloqués. C'est aussi simple que ça. On reprendra la route dans six mois. Ils démontent les chariots pour construire des cabanes, à un endroit que je connais bien. Bill et Molly Person, trail angels du PCT, ont leur chalet juste en face. Ils abattent le bétail pour avoir des provisions de viande. Mais les membres de l'expédition Donner sont des citadins, pas des coureurs des bois. Ils n'avaient pas prévu devoir survivre tout un hiver dans la montagne. Et quel hiver!
À l'hiver 1846-47, El Niño a frappé très fort. Certainement l'hiver le plus froid et le plus enneigé du siècle. On sait à peu près tout sur ce que l'expédition Donner a dû affronter, parce qu'ils rédigeaient eux aussi leurs blogs. Et on les a récupérés. On connaît la température, jour après jour. On sait ce qu'il leur est arrivé. Tout. Les cabanes enterrées sous la neige, les multiples échecs de leurs tentatives de chasse. Le seul ours qu'ils ont réussi à tuer. On sait ce qu'ils ont mangé, les provisions qui s'amenuisent, le cuir des harnais qu'on finit par faire bouillir pour le manger, la famine, l'agonie et la mort de certains. On sait aussi quand ils ont commencé à manger les cadavres pour tenter de survivre.
On sait qu'il est tombé sept mètres de neige. Ils ont abattu les arbres au ras de la neige, pour se chauffer. Au printemps, les troncs dépassaient du sol. De sept mètres.

Lorsque les secours partis de Fort Sutter ont enfin pu les atteindre, au printemps 1847, il restait une quarantaine de survivants, essentiellement des femmes, quelques enfants. Un des rares survivants hommes, qui reconnut avoir consommé quelques steaks d'origine douteuse, partira s'installer à San Francisco comme prévu. Il y ouvrira un restaurant.

À l'endroit où cette épouvantable tragédie s'est déroulée, il y a maintenant des plaques vissées dans les rochers pour indiquer l'emplacement des cabanes. Et un petit musée assez émouvant, où on a rassemblé beaucoup de reliques de leur vie au bord du Lac Donner. La poupée de chiffon d'un des enfants...
C'est moi qui ai fait la traduction française de la brochure qu'on distribue aux visiteurs du musée.

Et comme je vous l'ai dit, je me suis un jour glacial promené dans la forêt, là où sont les plaques. Il n'y avait personne d'autre. Le ciel était bas et sombre. Je pensais aux membres de l'expédition Donner, à ce qu'ils avaient enduré dans cet endroit désolé, si loin et si près du soleil. Et j'ai entendu un vrombissement.
Je me suis retourné. À quelques dizaines de mètres de là, j'ai aperçu les chromes et les lumières de plusieurs énormes "trucks" américains sur l'Interstate 80. C'est l'autoroute qui traverse tous les États-Unis, de New York à San Francisco. À quelques mètres d'un endroit où, un siècle et demi auparavant, vouloir franchir ce col en hiver mettait votre vie en péril. De manière effroyable.

Les cabanes étaient adossées à ces rochers.
Donner Park State Memorial.
La poupée de Pattie Reed, membre de l'expédition Donner.
Elle la garda jusqu'à sa mort en 1931.
Elle ne devait pas être très âgée, Pattie,
quand elle a passé l'hiver au bord du Lac Truckee.


mardi 29 novembre 2011

El Niño, ou La Niña?


"At Christmas I no more desire a rose,
Than wish a snow in May's new-fangled shows;
But like of each thing that in season grows."
William Shakespeare, Love's Labour's Lost

"À Noël je n'ai pas plus envie de rose, 
Que je ne voudrais de neige quand Mai s'éveille;
J'aime chaque saison pour ce qu'elle m'apporte en son temps".





Ce que ces deux insupportables gamins pourraient décider de faire — ou de ne pas faire — cet hiver aura de très lourdes répercussions sur ma petite balade du printemps et de l'été prochains. Je suis tributaire des coups tordus d'El Niño ou de La Niña. Sales gosses!
Il s'agit donc de surveiller de près leurs agissements d'enfants mal élevés. Et les premiers signes sont plutôt réconfortants. Avant-hier, on pouvait constater sur l'Ouest américain qu'ils étaient nettement moins dissipés qu'au début de l'hiver précédent, en 2010. Évidemment, il est bien délicat, et un peu téméraire, de tirer des conclusions de leur calme apparent aussi tôt dans la saison. Mais la comparaison est néanmoins intéressante, et aurait tendance à me mettre du baume au cœur.

Alors, voilà deux images, avant que je vous explique très sommairement comment ces deux petits voyous peuvent vous pourrir la vie — à vous aussi — sans que vous en ayez conscience. La première image est celle de l'état de l'enneigement avant-hier, 26 novembre 2011. La seconde est celle du 26 novembre 2010. Peu importe les couleurs, là où il y en a, il y a de la neige. Le trait bleu, c'est le Pacific Crest Trail, bien sûr.

26 Novembre 2011
26 Novembre 2010

Vous constatez qu'il y a, à cette date au moins, une énorme différence d'enneigement entre 2010 et 2011. Et bien sûr, l'enneigement conditionne de manière directe la difficulté de la traversée de la Sierra Nevada pour moi. Moins il y aura de neige cet hiver, plus je serai content.
Quoique... Moins de précipitations et de neige pourront cependant aggraver les conditions dans le désert. Mais à tout prendre, je préfère les avantages considérables que je retirerais dans la Sierra et affronter d'autres problèmes dans le désert. Mais El Niño ou La Niña ne me demanderont pas mon avis, de toute façon...
Or, la Sierra, c'est non seulement la partie la plus difficile du PCT, mais c'est aussi un morceau non négligeable, en termes de distance.

La Sierra Nevada en Californie


La Sierra Nevada porte ce nom parce que les premiers explorateurs espagnols ont remarqué dans cette région une certaine propension à la blancheur. Il y a des raisons géographiques à ça. La Sierra Nevada est le premier obstacle auquel se heurtent les tempêtes en provenance du Pacifique. Le coup classique de la buée sur une vitre. À plus grande échelle, beaucoup plus grande. Et ces tempêtes ont deux origines principales: l'océan Pacifique d'une part, le courant marin froid qui descend d'Alaska le long du Canada d'autre part. Bref, tout ça complote pour qu'on ait des chutes de neige monumentales sur la Sierra, qui doivent faire baver de rage et de jalousie les responsables de nos stations de ski avec leur pathétiques canons à neige. Sept mètres de neige au cours de l'hiver à 2000 m d'altitude n'ont rien d'exceptionnel.

Et nos deux gamins dans tout ça?
Je ne vais pas me lancer dans des explications climatologiques qui ne feraient que mettre en relief mon incompétence. Si vous souhaitez en savoir plus sur  El Niño, ou La Niña qui lui fait généralement suite, vous jetez un coup d'œil sur internet. Cela dit, c'est un peu l'histoire de l'effet papillon: une modification cyclique de courants marins au large du Pérou induit en cascade des changements climatiques considérables dans le monde entier. Les inondations récentes en Thaïlande en sont une des dernières manifestations, semble-t-il. Et si vous subissez des saisons pourries, il convient de vous demander si nos deux bambins n'en sont pas responsables. En clair, ils foutent périodiquement le bordel dans le climat mondial. Mais il y a peu de temps qu'on a commencé à comprendre le phénomène. J'ai bien dit commencé.
Bref, tous les cinq, six ans, la réapparition d'El Niño engendre toute une série de bouleversements météorologiques, pas encore bien compris, dont l'enneigement de la Sierra Nevada est une manifestation qui m'intéresse au premier chef.  Ça fait boule de neige... OK, bon, je sors.

Vous noterez sur les schémas ci-dessous que tout cela entraîne généralement un accroissement des précipitations sur l'Ouest américain, c'est-à-dire des tombereaux de neige sur la Sierra Nevada ou la Chaîne des Cascades. Et par voie de conséquence, des traversées de torrents redoutables.




Glory, Glory, Hallelujah, dirait-on outre-Atlantique, il semblerait, je dis bien il semblerait, qu' El Niño et La Niña soient partis jouer ailleurs que dans le Pacifique. Cela pourrait indiquer que 2012... pourrait être une année plus raisonnable pour les thru-hikers que 2011 l'a été.
Merci, petit Papa Noël. Mais ne vendons pas la peau de l'ours tout de même...


lundi 28 novembre 2011

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"Whether you think you can, or you think you can't - you're right."
Henry Ford

"Que vous pensiez être capable de faire quelque chose, ou que vous pensiez ne pas en être capable, vous avez raison dans les deux cas".






Il y a quelques années, Bernard Ollivier est parti, au même âge que moi, à pied, de la Méditerranée jusqu'en Chine, par la Route de la Soie. Je vous recommande fortement les beaux livres qu'il a écrits (La longue marche, éditions Phébus, 2000, 3 volumes). Voici ce qu'il écrit dans les premières pages:

"Est-ce au bout de cette route que je comprendrai d'où vient cette force qui me pousse à partir seul, trois, quatre mois, dans l'inconnu? Si je sais à peu près pourquoi je marche, j'ignore pourquoi je me perds alors qu'il existe tant de sentiers balisés, reconnus, sécurisés, depuis les Alpes jusqu'à ma Normandie. Ne suis-je pas cocassement en train de courir après ma jeunesse enfuie? Si mon corps déclare forfait, j'aurai au moins apporté une réponse à la question. La tête peut mentir un moment, pour les muscles c'est plus brutal.
Et la solitude qui m'attend, saurai-je en combattre les gouffres noirs et en dominer les délices? Et saurai-je surtout en retirer tous les avantages? Car cette solitude n'est pas une fuite, elle est librement choisie. Elle est le tableau sur lequel j'écrirai la suite. Un champ dans lequel je vais planter des pensées, épineuses ou lisses, qui ne s'épanouiront pleinement qu'au retour.
Mais qui me dit que le retour est si sûr? Je ne me lance pas dans cette aventure sans une pensée pour ma mort. Jusqu'à une date encore récente, j'imaginais qu'un jour il pourrait m'arriver de mourir. Aujourd'hui, j'en suis sûr. Me laissera-t-elle aller jusqu'au bout de ce voyage? Je sais que - maladie, accident, violence - des dangers me guettent. À plusieurs, on se soutient, on s'aide, on se réconforte, on se porte. Il y a place pour l'erreur. Toute rupture est relative, provisoire. Dans la marche solitaire, il y a rarement une deuxième chance."





Bande-annonce du film "Wizards of the PCT":




dimanche 27 novembre 2011

Un premier jour


"Lutter contre le vieillissement c’est, dans la mesure du possible, ne renoncer à rien. Ni au travail, ni aux voyages, ni aux spectacles, ni aux livres, ni à la gourmandise, ni à l’amour, ni à la sexualité, ni au rêve". 
Bernard Pivot
(Merci à Jean-Pierre pour la citation...)





Première étape du Pacific Crest Trail. De Campo à Lake Morena. 32 kilomètres dans le désert. Voici le récit qu'en a fait Ben.

Ben Wielechowski, Day One: Comfort Comes in Small Doses, in The Pacific Crest Trailside Reader, Ed. The Mountaineers Books, Seattle, 2011.


Photo Aaron Doss (www.pcta.org)



[…] On nous avait avertis à propos du désert. On avait entendu parler de la chaleur insupportable et de l’absence d’ombre. On savait qu’il fallait porter beaucoup d’eau. Mais après avoir pris plusieurs litres dans des toilettes voisines, nous nous sommes dit que – peut-être – nous n’avions pas besoin d’autant. Mes sept litres se sont transformés en cinq. Paul s’est débrouillé pour en prendre six. Nous avons mis de la crème solaire, nous sommes contorsionnés sous le poids des sacs, et nous sommes partis vers la frontière. Il était déjà 13 heures.

Paul et moi savions que l’heure était un problème, surtout du fait que la prochaine source d’eau fiable se trouvait à l’arrivée, à 32 kilomètres de là. Pourtant, l’excitation de pouvoir enfin mettre les pieds sur le sentier après des mois de préparation nous a semble-t-il fait oublier ces problèmes potentiels. Nous avons pris la pose et fait des photos au monument qui marque le terminus sud. On montrait du doigt les hélicoptères et on criait en direction des patrouilles de garde-frontière qui soulevaient des nuages de poussière au loin. On riait. On faisait la fête. L’aventure commençait.
Et puis, nous avons commencé à marcher vers le nord. Des lézards détalaient sur le chemin. Nous avons contourné de gros blocs de rocher, puis il y a eu une succession de montées et de descentes. Contourné des falaises, longé des crêtes. Des pistes poussièreuses, puis une voie ferrée, déchiraient un paysage couleur bronze. Sous un soleil de plomb. Nous faisions une pause tous les trois kilomètres. Nous buvions quand c’était nécessaire. Au bout de huit kilomètres, nous sommes passés devant la seule et unique source d’eau propre entre la frontière mexicaine et le camping du Lac Morena. Nous y avons trouvé Todd qui faisait le plein. Il a eu un sourire étrange et, en voyant la source, nous avons compris pourquoi. La mare était peu profonde et stagnante, pleine d’algues et de débris. Paul et moi avons jeté un coup d’œil, vérifié nos outres, et nous avons pris la décision de continuer jusqu’à la prochaine source potentielle, à deux kilomètres.

Une heure s’est écoulée. Toujours pas d’eau. Nous avons donc continué de grimper en lacets à flanc de montagne. Puis nous avons suivi une crête sur des kilomètres, au milieu des buissons de sauge, de chênes nains et de yuccas. La chaleur rayonnait des rochers et mon dos était trempé de sueur. Paul a commencé à avoir des quintes de toux au fur et à mesure de notre ascension. Il disait que ça allait. Il avait juste du mal à respirer à cause de l’altitude.
Vers 4 heures, j’ai commencé à me sentir mal et à avoir la nausée. Nous n’avions fait que quatorze kilomètres, il en restait dix-huit, et j’hésitais à m’arrêter pour manger. Mais nous avions atteint un endroit où de gros blocs nous protégeaient du soleil de feu. Lorsque Paul a surgi, j’ai vu ses épaules s’affaisser et un large sourire éclairer son visage.
« J’espérais que t’allais t’arrêter bientôt », a-t-il dit en posant son sac. Nous nous sommes assis à l’ombre, silencieux et rêveurs. Je réfléchissais à ma ration d’eau tout en buvant un demi-litre, réchauffé par le soleil. Je ne me sentais pas bien, mais après un moment de repos et deux sandwiches au thon et au fromage, mon mal de tête avait passé. Paul a mangé du thon, du miel et retrouvé des couleurs. On a plaisanté un peu avant de remettre nos sacs de vingt kilos sur le dos.
Le casse-croûte m’avait ragaillardi et j’ai demandé à Paul si je pouvais partir en avant. Nous nous sommes mis d’accord pour nous retrouver à chaque heure pour vérifier que tout allait bien.
Avant la descente vers le canyon Hauser, nous avons réfléchi aux possibilités. Il nous restait une heure de jour, et encore neuf kilomètres pour atteindre le Lac Morena. « Je pense qu’on devrait essayer de sortir du canyon et de franchir le sommet suivant avant la nuit », ai-je dit, en montrant du doigt la falaise massive de l’autre côté du canyon. « Tu peux y arriver » ?
« Ouais, mais je vais marcher plus lentement. Pars devant », a ajouté Paul, avec une violente quinte de toux. Il paraissait épuisé, son visage blême et sa chemise en polyester blanche étaient couverts de la poussière qu’il avait soulevée en marchant. Mais il avait l’air sûr de lui et je suis parti.
L’ascension pour sortir du canyon Hauser était la dernière grosse grimpette de la journée, la plus grosse en fait. Un bon 300 mètres de dénivelé sur deux kilomètres de distance. J’avais retrouvé mon deuxième souffle et j’ai attaqué la montée plein d’énergie. Les gros chênes qui remplissaient le canyon se sont espacés, la sauge et les épineux bordaient à nouveau le chemin. Cette végétation rabougrie nous offrait une vue spectaculaire à l’ouest, en direction du canyon, au soleil couchant.
Ce coucher de soleil ne ressemblait à rien de ce que j’avais déjà vu. Pas de nuages à l’horizon comme dans mon Midwest natal. Le ciel s’étirait, limpide et bleu, et les couleurs étaient toutes vives et bien tranchées, jusqu’à ce que le soleil disparaisse à l’horizon, créant un arc-en-ciel de couleurs. J’étais tellement impressionné par le spectacle et plein d’adrénaline que je suis monté rapidement. À l’arrivée au sommet, j’avais la gorge sèche et la sueur coulait de mon visage et mes bras. J’avais perdu trop d’eau pendant la montée.

J’ai bu mon dernier litre et j’ai attendu Paul. J’ai allumé ma lampe frontale et éclairé le sol, attentif aux scorpions, serpents à sonnette et tarentules. Des chauve-souris de la taille de corbeaux faisaient des piqués. J’attendais toujours, mon imagination commençait à travailler et ma déshydratation à s’aggraver. Et puis, j’ai fini par redescendre le chemin pour voir où était Paul. Je voyais le faisceau de sa lampe faire des allers et retours le long des lacets interminables. Il est arrivé en haut épuisé ; sa voix était sourde et il se déplaçait maladroitement.
« Faut que je m’arrête. J’en peux plus ».
Nous nous sommes assis sans dire un mot. Paul buvait des gorgées d’eau de son outre. Ses quintes empiraient. J’avais peur – de la marche de cinq kilomètres dans le noir, de manquer d’eau. Je me demandais si Paul pourrait arriver à destination sans vomir du sang ; je donnais des coups de pied nerveux dans les cailloux noirs.
« On continue à marcher ensemble, ok » ?

Nous sommes repartis. Vers le nord, le chemin était moins raide et s’élargissait. Le ciel nocturne scintillait dans toutes les directions, un kaléidoscope infini. On entendait le bourdonnement d’un hélicoptère au loin. J’imaginais une armée de 4x4 qui nous éclaireraient tout d’un coup – deux randonneurs innocents pris par erreur pour des immigrants clandestins cachés dans les épineux. Mais la végétation était silencieuse, à l’exception de quelques mulots qui détalaient sur le chemin, et dont nos lampes illuminaient les yeux globuleux.
C’était la nuit de marche la plus longue que j’aie jamais connue – ce parcours allait s’avérer être une longue série de premières. Avant ce soir-là, j’avais absolument horreur de marcher la nuit. J’étais terrifié à l’idée de me balader dans un territoire inconnu plein de créatures diverses, surtout dans le noir. Marcher de nuit dans le désert, c’était très différent. Nous étions des géants au milieu de la végétation naine, les étoiles offraient suffisamment de lumière pour nous réconforter et nous faire croire que l’inconnu était en quelque sorte moins redoutable. C’est pas si terrible que ça, pensai-je. Mais j’ai aussitôt imaginé que la déshydratation avait commencé à affecter mon cerveau.
« Il faut que je m’arrête, Ben, il faut que je m’arrête », a dit Paul, me ramenant brutalement à la réalité du sentier. « J’ai la nausée. Je dois manger un morceau ». Il peinait à respirer. Il a jeté son sac et s’est allongé au milieu du chemin, en appuyant la tête sur son sac.
« Ça va ? T’as assez bu » ?
« Oui, faut juste que je me pose ». Paul a enlevé sa lampe et s’est mis à tousser violemment dans le noir. Sa silhouette était secouée de convulsions. Je faisais les cent pas sur le chemin, et j’essayais de décider de ce qu’il fallait faire. Il devait déjà être 22 heures. Nous n’avions plus d’eau. Paul était en train de s’éteindre rapidement – plus d’énergie, plus de tenue, plus de volonté. Il fallait que je fasse quelque chose. Aller au camping sans lui et revenir chercher son sac ? Aller au camp et revenir avec de l’eau ? Porter son sac ? Le porter ? La seule chose dont j’étais sûr était qu’il fallait aller jusqu’au camping. Il le fallait. Mais c’est alors qu’il a dit ce que je redoutais depuis un moment :
« Je crois que je vais pas y arriver. Je vais peut-être dormir ici. Je peux passer la nuit ici », a-t-il dit, avec une nouvelle quinte si violente que j’ai cru qu’il avait vomi.
« Pas question, mec. Désolé. C’est impossible. On doit continuer ». La situation était devenue grave. Je le savais, et je suis sûr que Paul le savait aussi.
« Je sais », a-t-il dit. « Continue de me pousser. Surveille-moi ». J’ai ouvert son sac, j’ai pris sa tente, ses ustensiles de cuisine et je les ai mis dans mon sac.
Nous sommes repartis. Au bout d’environ quinze minutes, Paul s’est remis à parler. « Je me sens mieux. J’avais juste besoin de manger. Je peux plus continuer comme ça. Il faut que j’écoute mon corps ».

« Eh, ça ne devrait plus être très loin ». Les lumières d’une ville, dont j’espérais que c’étaient celles du Lac Morena, brillaient dans la vallée en-dessous. Nous étions près. J’ai commencé à me réjouir, mais chaque fois que Paul avait une nouvelle quinte de toux, je frémissais. Je me suis dit qu’on n’était pas encore tirés d’affaire. La situation pouvait s’aggraver à tout instant. Cette journée toute entière devrait nous servir de leçon – nous avions manqué la source, j’avais failli vomir parce que je ne mangeais pas assez, Paul n’avait pas réussi à sortir du canyon avant la nuit, j’avais commencé à souffrir de déshydratation, et surtout, Paul avait failli renoncer en plein milieu du chemin.

Nous sommes arrivés au camping un peu après 23 heures. 
[...]

samedi 26 novembre 2011

Vroom, vroom


"Il est idiot de monter une côte à bicyclette quand il suffit de se retourner pour la descendre".
Pierre Dac






Je vous ai déjà parlé d'Élodie et Stéphane. Ils ont réussi le parcours intégral du Pacific Crest Trail cette année, qui restera pourtant certainement dans les annales comme une des pires de l'histoire du PCT, en raison d'un enneigement d'anthologie. La Sierra Nevada ne connaît en effet pas les difficultés de nos stations de ski. Là-bas, c'est plutôt le contraire.

Vous pouvez consulter le journal d'Élodie et Stéphane à cette adresse:

Élodie et Stéphane au Monument 78, frontière canadienne


Ils viennent de me faire un sale coup. Enfoirés de jeunes! Ils ont publié les chiffres. Oui, oui, toutes les données enregistrées par leur GPS au cours des cinq mois de leur marche. Dénivelé, temps de marche, vitesse de progression, tous ces trucs sympas à savoir. Ou pas.
Évidemment, quand on n'envisage pas d'adhérer à EDF, ce n'est pas très perturbant, j'imagine. Mais quand on astique sa cuillère en titane tous les matins, ces chiffres prennent une toute autre dimension. Ils deviennent rouge fluo. Et je dois dire qu'ils font peur. Ce sont des chiffres qui n'apparaissent normalement pas aussi clairement quand on regarde les cartes de Halfmile. Sur les cartes, d'ailleurs, c'est tout plat.

On connaît les chiffres les plus évidents, les 4300 kilomètres, le temps limité par les saisons, qui suffisent à vous donner quelques sueurs froides. Mais le dénivelé est... comment dire? Intéressant à connaître.

141 000 mètres de dénivelé positif. En montée, quoi. Vers le haut. Sur 155 jours de marche. Cela veut dire, sans avoir besoin d'être physicien nucléaire - ou rocket scientist, diraient mes copains américains - , 1000 m de grimpette par jour. Tous les jours.
Non, pas tous les jours, à vrai dire. Élodie et Stéphane ont eu 17 jours à plus de 1500 mètres de dénivelé. En montée. Vers le haut. Je préfère ne même pas aborder le dénivelé négatif, les descentes de furieux qui vous détruisent les genoux. Hiboux, cailloux, vous savez...?
140 km, c'est la moitié de la montée à la verticale nécessaire pour atteindre la station spatiale internationale. Ça coûte moins cher que d'envoyer une navette: allez-y donc à pied.

Le 4 août dernier, pendant que vous étiez à la plage, Élodie et Stéphane ont parcouru 37 km dans le nord de la Californie, près de Seiad Valley, avec, en prime,... 2150 mètres de dénivelé en montée et 820 en descente. Tous ceux qui ont déjà mis un sac sur le dos, ne serait-ce qu'une seule fois dans leur vie, auront sans doute besoin d'un bon whisky pour bien prendre la mesure de cette folie-là. Dans leur journal, ils écrivent, à propos de cette journée estampillée "dingues furieux": "ça monte et parfois ça descend un peu". Élodie et Stéphane ont le sens de la litote.

Pour parcourir le PCT en cinq mois, avec des tels dénivelés, cela implique donc - leur GPS le confirme, ce salaud - de marcher entre 9 et 11 heures par jour. Tous les jours. Élodie et Stéphane n'ont pris que neuf zero days. C'est peu. Encore une litote. S'ils avaient pris leurs week-ends après la semaine de boulot, ils se seraient arrêtés 44 jours.

Enfin, dernier chiffre qui tue, leur vitesse de marche s'est maintenue entre 3,1 et 3,4 km/h de moyenne, tout le temps. ARRÊTS COMPRIS! Quand vous roulez à 130 km/h sur l'autoroute et que vous constatez que votre moyenne n'est en réalité que de 100 km/h, voire moins, vous percevez l'effet de la moindre pause café ou du moindre coup de frein.
3 km/h de moyenne, cela veut certainement dire qu'ils ont en réalité marché à 5 km/h. Tout le temps. Avec les dénivelés de folie mentionnés ci-dessus. Au secours! J'ai affaire à des dingues furieux!

Mais pourquoi diable ai-je cette faculté indestructible de me mettre en tête des projets complètement crétins? Je devrais apprendre, pourtant. Le dernier projet crétin m'a pris trois ans et de précieux cartilages. Le précédent m'en avait bouffé six, ainsi que de précieux neurones. Alors que j'aurais pu avoir des idées raisonnables, regarder mon gazon pousser, brosser le poil emmêlé d'Atchoum, aller m'installer à la terrasse de Daudin, à Biarritz, le p'tit pull rose en cachemire négligemment jeté sur les épaules, pour lire mon journal tout en regardant les surfeuses, des activités de mon âge, quoi.
Je suis au regret de vous confirmer que je suis bien cinglé, mari déjanté d'une Anne-Marie encore plus déjantée. J'espère seulement que je ne serai pas un cinglé imbécile, en abandonnant au bout de huit jours. Ça fait partie des hypothèses de travail, parce que du côté des cartilages et des neurones...



Non, le PCT n'est pas plat.

"Il y a quatre types idéals: le crétin, l'imbécile, le stupide et le fou. Le normal, c'est le mélange équilibré des quatre".
Umberto Eco

vendredi 25 novembre 2011

Jean-Mi



 "La vie est perdue contre la mort, mais la mémoire gagne dans son combat contre le néant".
Tzvetan Todorov (1939-), philosophe et historien français




Thoreau avait raison. Rousseau et Steve Jobs aussi, d'ailleurs. C'est quand on marche que l'on commence à réfléchir. À méditer, à cogiter, à ruminer, à rêver, à se remémorer.
C'est aussi ce que me dit le tapis roulant avec qui je suis intime depuis quelque temps: il me laisse du temps pour penser. Que dire alors de cinq mois de solitude, de probables rêveries d'un marcheur solitaire? Les hikers l'expliquent très bien. Le PCT fait ressurgir à la surface des souvenirs qu'ils croyaient à tout jamais enfouis dans les brumes de leur mémoire. On a du temps pour fouiller dans les tiroirs.

À ce moment de ma vie où je vais bientôt embarquer pour une extraordinaire aventure, je pense déjà à ces amis avec qui j'ai partagé tant de beaux moments de montagne. Il ne m'est en particulier pas possible de ne pas avoir une pensée pour Jean-Michel. Des pensées pour lui, j'en ai presque tous les jours, à la vérité. Jean-Mi était mon ami. Un ami de longue date, ça oui. Nous étions à l'école maternelle ensemble. Plus que ça, nous étions nés à quelques jours d'intervalle et ses parents, amis des miens, avaient choisi de l'appeler Jean-Michel parce que j'étais né peu avant et je lui avais piqué mon prénom. Nous avons passé notre enfance dans la même rue.
Nous ne nous sommes jamais quittés et la montagne a encore renforcé des liens extraordinaires. Pendant des décennies.

Jean-Mi est mort dans un accident à Bandiagara, au Mali, en 2003. Dans les circonstances les plus absurdes que l'on puisse imaginer. Non, à vrai dire, celles-là, on ne pouvait même pas les imaginer.
Il me manque. Il va me manquer sur le PCT. Mais il sera là quand même, dans mes pensées.




"Ne marche pas devant moi, je ne suivrai peut-être pas. Ne marche pas derrière moi, je ne te guiderai peut-être pas. Marche juste à côté de moi et sois mon ami".
Albert Camus


jeudi 24 novembre 2011

Le visiteur du soir


"Animals are such agreeable friends - they ask no questions, they pass no criticisms." 
George Eliot, 1819-1880
"Les animaux sont des compagnons tellement agréables - ils ne posent pas de questions, ni n'émettent de critiques".




Extrait de: Keith A. "St. Alfonzo" Liker, Night Visitor At Maidu Lake: A True Pacific Crest Trail Story With Very Little Embellishment, in A Pacific Crest Trailside Reader, Seattle: Mountaineers Books, 2011





"Je m'extraie lentement de l'inconscience caverneuse du sommeil, et je me hisse péniblement jusqu'à la surface de l'éveil, du moins le pensé-je. La journée avait été longue sur le sentier et je suis épuisé. Je ne parviens pas bien à identifier ce que j'ai entendu et - encore plus important - ce que j'ai senti. Quelque chose se trouve devant la tente et s'y frotte, mais je ne sais pas bien si c'est réel ou quelque cauchemar induit par l'anxiété.
Dans mon état semi-comateux, je tâtonne dans la tente, comme un lecteur de Braille, à la recherche de ma lampe frontale. C'est alors que je l'entends à nouveau. Quelque chose pousse et gratte la tente pour essayer d'y entrer, et voici la partie de l'histoire que je n'aime pas: c'est moi qui suis dans la tente. Je suis maintenant tout à fait éveillé, et je prends conscience de mon erreur: avant de me coucher, je n'ai pas suspendu mes provisions comme il le fallait. J'ai placé ma nourriture, de manière "stratégique", à quelques mètres de la tente. À un endroit où je pourrais la voir au cas où un ours me rendrait visite. C'est bien ma chance - mon angoisse a attiré l'ours, il est là!
J'éclaire les alentours avec ma lampe, et je constate que mon sac est apparemment intact. Un bref moment de soulagement, mais très vite mes pensées se bousculent: est-ce que je sors précipitamment pour récupérer ma nourriture avant que l'ours ne s'en empare? Est-ce que je l'éblouis pour l'effrayer avant qu'il ne la prenne? Ou bien est-ce que je me pisse dessus à l'idée qu'une fine toile de tente est tout ce qui me sépare de lui? Pendant que j'essaie de décider quoi faire, j'entends, et maintenant je sens, un grattement à l'arrière de la tente. J'essaie d'entendre le souffle lourd d'un ours, mais il n'arrive pas. L'ours opère manifestement de manière discrète. Je sens qu'on pousse contre la tente, et maintenant je la vois bouger! Le grattement continue, et le bas de la tente se soulève à quelques centimètres de ma hanche, comme si un museau s'y était glissé.
Je me retrouve alors hors de la tente en un instant de pure panique. Je ne me rappelle même pas avoir ouvert la fermeture à glissière. Je ne suis armé que de ma lampe frontale et d'une vessie pleine. Impossible de mettre la main sur mon bâton, ma seule arme. Mes idées ne sont pas très claires. Où l'ai-je mis? Instinctivement, je me positionne entre l'ours et ma nourriture, mais je n'ai rien avec quoi la défendre.
Je balaie les alentours avec ma lampe, pas d'ours en vue. Je suis soulagé de découvrir que ce n'est pas un ours. C'est plus petit que ça, mais il n'a pas peur de moi. Il s'est glissé sous la tente et je ne le vois pas. Ce n'est pas ma nourriture qu'il veut - c'est moi."



Note du traducteur: Inutile de me demander ce que c'était! Je ne vous le dirai pas. C'est bien mieux comme ça. Mais moi, je le sais, na na nère.




mercredi 23 novembre 2011

Tu balises?


"There is nothing to fear, except fear itself." 
Franklin Delano Roosevelt

"Il n'y a que de la peur qu'il faille avoir peur".



En hommage à l'immense Samivel


Euh, Franklin, t'es sûr?
Yogi commence son guide du PCT par ces mots: "Le parcours intégral du Pacific Crest Trail implique toute une série de scenarii qui peuvent s'avérer dangereux et mettre votre vie en péril. Auto-stop, cols glacés, foudre, passages à gué, descentes en ramasse, ponts de neige, chaleur extrême, froid extrême, manque d'eau, ours, pumas, et bien d'autres aspects sont des menaces pour les randonneurs. Ça peut mal tourner". C'est rigolo, mais très américain, de considérer le stop comme le danger n°1...

Alors, quel est l'état des lieux? Le mot "relatif" me paraît prendre tout son poids, s'agissant d'une évaluation des risques. Oui, passer cinq ou six mois en montagne, dans un isolement important, peut être source de davantage de désagréments qu'une balade dans un parc. Il y a des morts sur le PCT, chaque année ou presque. Il y a des morts en montagne, n'importe où, n'importe quand.
Le nombre d'accidents sur le PCT me donne de surcroît  le sentiment d'être quelque peu passé sous silence par EDF. Quoi de très surprenant à ça?
On va éviter de faire les rapprochements ridicules avec les risques de la conduite automobile ou du jogging. Ou de la pêche à la ligne. L'essentiel, tout le monde en conviendra aisément, est de mesurer les risques et de s'y préparer au mieux.

Ce qui est intéressant sur le PCT, c'est qu'il met à votre disposition toute une gamme, extrêmement variée, d'emm... potentiels. Il est donc nécessaire de se préparer à beaucoup d'éventualités. Pouvoir affronter le désert, la haute montagne, de peu amènes représentants d'une faune sauvage très riche et très sauvage, parmi lesquels ours, pumas, serpents à sonnette, scorpions et tarentules. Il y a très peu de chances de tomber nez à nez avec un puma dans les Pyrénées, sauf s'il s'est échappé d'un zoo. En Californie, ils sont très discrets, mais ils ont fait plusieurs morts au cours des dernières années. Pas nécessairement sur le PCT, d'ailleurs. Je repense à l'exemple précis d'une joggeuse, dans la banlieue de Sacramento, la capitale.
Et le plus dangereux et le plus effrayant à mes yeux, et de très loin: pas les pumas. Les très nombreuses traversées de torrents en crue.

La quadrature du cercle, c'est de disposer de l'équipement nécessaire pour la chaleur torride, le froid extrême, la neige, etc., sans porter un sac de 40 kg. Il serait d'ailleurs, dans cette hypothèse, lui-même un risque majeur.

Alors, au bout du compte, il est sans doute possible, après avoir pris un certain nombre de précautions, d'adhérer à la philosophie de Franklin. Sans perdre de vue toutefois qu'il est raisonnable d'avoir peur dans certaines circonstances. Ceux qui n'ont jamais peur sont dangereux, car - comme le disait le grand Michel Audiard - "Les conneries, c'est comme les impôts. On finit toujours par les payer".

On est souvent seul sur le PCT. Même si la plupart des hikers marchent à peu près en même temps, leur nombre très limité et la distance considérable conduisent à une solitude importante. Pour tenter de rationaliser un calcul compliqué et très aléatoire, disons que le créneau de dates de départ va du début du mois d'avril au milieu du mois de mai. Allez, 40 jours. Si on répartit de manière égale le nombre de hikers présents sur le parcours, 300, sur cette période, on obtient grosso modo 8 randonneurs par jour, sur un secteur d'une trentaine de kilomètres. Les choses ne sont naturellement pas aussi simples, et il y aura beaucoup plus de randonneurs sur la première étape Campo - Lake Morena vers le 20 avril, plutôt que le 5, ou le 15 mai. Le 5, il y aura vraisemblablement moi.
Mais ces hypothèses montrent bien qu'on peut en réalité faire des centaines de kilomètres sans voir personne, ou presque. Rappelez-vous qu'en dehors des membres d'EDF, les sentiers américains sont soumis à des quotas stricts et qu'il n'y a pas grand monde. Sur le John Muir Trail, il nous arrivait fréquemment, en plein été, de ne rencontrer que 4 ou 5 personnes par jour. Dans le parc national de Yosemite.

Dès lors, une chute, une simple entorse, sans même parler d'une fracture, peuvent être lourdes de conséquences. Il est de ce fait raisonnable d'envisager de s'équiper d'une sorte de balise Argos pour appeler les secours. Il y a à ma connaissance deux principaux modèles disponibles:

Le système SPOT est assez bon marché à l'achat et paraît attractif, sur le papier. Il faut cependant payer un abonnement. De petite taille, il vous permet d'appeler les secours, mais aussi de transmettre votre position et un message préenregistré bref à votre famille ou amis, par mail. Ces derniers peuvent en outre suivre votre cheminement sur une carte. Ça semble parfait et vous avez déjà votre carte bleue en main. Rangez-là, c'est mon avis, parce que les commentaires d'utilisateurs sont loin d'être dithyrambiques. En clair, le système SPOT ne fonctionne, semble-t-il, que de manière aléatoire et épisodique. C'est un super système, mais pas toujours. Et c'est bien évidemment ce qu'on ne souhaite pas du tout de la part d'un tel appareil.



La balise ACR SARLINK 406 joue dans une tout autre catégorie. Elle est directement reliée par satellite aux réseaux de communication des organismes de secours. En l'enregistrant après achat, un processus obligatoire, ceux-ci ont d'emblée communication de votre identité. Il n'y a pas d'abonnement à prendre, comme avec le SPOT. Vous appelez les secours. Le signal leur indique qui vous êtes et où vous êtes. Ils viennent vous chercher. Vous l'aurez deviné: cette balise est beaucoup plus chère que le SPOT. De l'ordre de $400. Mais elle est fiable.
Est-ce bien le domaine dans lequel vous cherchez à faire des économies? Surtout après avoir acheté un sac à Dan McHale. Et une cuillère en titane.