jeudi 29 décembre 2011

De l'art du "bear-bagging"








Krystal Rogers, The Bear At Lyell Fork Creek, in The Pacific Crest Trailside Reader, The Mountaineers Books, Seattle, 2011.

Après avoir terminé notre délicieux dîner de macaroni au fromage, accompagnés de broccoli, nous avons tout rangé de manière stratégique dans les bidons anti-ours, en glissant les barres de céréales et les divers petits sacs ziplock dans la moindre fissure ou recoin. Il fallait trouver de la place pour tout ce qui avait une odeur: brosses à dents, dentifrice, baume pour les lèvres, briquets, pommade antibiotique. Même si on réduisait les biscuits en miettes qu'ils allaient devenir d'ici un à deux jours, ça n'allait pas rentrer.
Nous savions bien que nous étions à Yosemite. On avait lu tous les panneaux des postes de rangers avec des dessins de randonneurs tristes et frustrés qui bataillaient pour suspendre leur nourriture, qui bataillaient pour la redescendre lorsqu'ils l'avaient accrochée hors de portée, ou qui en retrouvaient les détritus en miettes dégoulinantes de bave à leur réveil. Nous avions pourtant suspendu nos provisions chaque soir depuis deux semaines, entre Sonora Pass et Tuolumne, sans le moindre problème. Nous pensions être des pros de l'accrochage dans les arbres. Mais les ours de Yosemite ont des compétences que les autres ours n'ont pas.
Nous le savions. Il était aussi évident qu'il n'y avait aucun autre moyen de tout faire rentrer dans nos pauvres bidons anti-ours. Que pouvions-nous faire d'autre que suspendre un sac? Nous avons cherché dans la forêt la branche théoriquement parfaite pour suspendre les provisions, telle que décrite dans les guides: "5 mètres du sol, 1 mètre 50 du tronc, le sac à 2 mètres de la branche" et ainsi de suite. Mais cette branche parfaite, sur l'arbre parfait, ne se trouve jamais aux emplacements de camping que nous avons fréquentés. De sorte que nous n'avons pas été surpris de ne pas trouver l'arbre parfait. Mais nous en avons trouvé un qui n'était pas trop mal, pas trop loin de l'endroit où on passerait la nuit. Nous avons suspendu deux sacs, en utilisant la seule méthode proche de l'acceptable à Yosemite: la méthode du sac suspendu en équilibre. Tels des acrobates amateurs, nous avons lancé la corde par-dessus la branche, nous avons attaché un sac à une extrémité, l'avons hissé aussi haut que possible, puis nous avons attaché le second sac à l'autre bout et nous l'avons hissé de manière à l'amener au même niveau que le premier.
"Super boulot!" pensions-nous, en nous congratulant. Nous étions fatigués, nous avions bien mangé, et nous voulions aller nous coucher.
"T'es sûr que c'est assez haut?" dis-je, même si je n'avais pas vraiment envie de déplacer les sacs, parce que je savais que c'était ce qu'on pouvait faire de mieux, sauf à errer toute la nuit en quête de la branche parfaite qui n'existe pas.
"Tu vois mieux?" a répondu Glenn, plutôt agacé.
Nous avons conclu que les sacs, bien qu'imparfaitement suspendus, étaient corrects. "Un ours ne pourra pas attraper ça. On va au lit", a ajouté Glenn.

Ce que je me rappelle ensuite, c'est m'être réveillée, pas à cause de grattements, mais d'avoir entendu Glenn se glisser hors de la tente et piétiner les feuilles dans le noir en direction des arbres. "Casse-toi d'ici, l'ours!" criait-il très fort de sa voix la plus virile. "Eh, l'ours, tire-toi!"
Il m'a fallu quelques minutes pour comprendre ce qui se passait et me rendre compte que Glenn était dans l'obscurité, seul, en train de hurler contre un ours noir de Yosemite en plein milieu de la nuit. "Je pense qu'il faudrait que je sorte", me suis-je dit, en frémissant un peu. J'entendais Glenn crier: "Krystal, viens ici et apporte des cailloux!"
Le temps que je m'extraie de la tente et m'oriente vers l'arbre avec des cailloux de l'endroit où on avait fait du feu, en m'efforçant d'y voir quelque chose dans le noir, l'ours avait attaqué chaque emballage de biscuits, jusqu'au moment où il a découvert le trésor: les barres de céréales, goûteuses, fruitées, sucrées, qui étaient rangées dans un sac séparé. Le sac de provisions avait été lacéré et pendouillait piteusement, son contenu était éparpillé sur le sol. Le sac n'était plus qu'à quelques centimètres du sol.
Glenn et moi avons commencé à jeter des cailloux, avec quelque hésitation de ma part, et nous avons crié encore plus fort, en essayant d'avoir l'air intimidant, pendant que l'ours léchait et mâchait le sac entier de céréales. Il fallait défendre notre nourriture, et nous voulions remplir notre rôle pour donner à l'ours un mauvais souvenir qui lui ôterait l'envie de voler de la nourriture humaine. On le bombardait de cailloux et on criait, mais quand Glenn a dirigé sa lampe frontale vers l'ours, je jure que je l'ai vu peser le pour et le contre de la situation, et conclure que manger les céréales valait la peine de recevoir quelques cailloux. Ce n'est que lorsqu'il a fini de tout manger qu'il a semblé prendre conscience du bombardement de petits cailloux que nous lancions dans sa direction. Après s'être léché les babines, il est lentement et nonchalamment reparti vers les bois en soufflant.
"T'as raison, l'ours. Tire-toi et ne reviens pas", ai-je dit en essayant d'avoir l'air courageuse.
Ce n'était pas un ourson — c'était un vétéran, énorme, un papa, un ours noir de Yosemite. Ça a dû tellement lui faire plaisir de découvrir que des randonneurs imbéciles avaient suspendu leur nourriture dans un arbre. "Quoi? Ils croient que je sais pas grimper aux arbres?" a-t-il dû se dire. Ça n'a pas dû lui prendre plus d'une minute pour descendre les sacs.








2 commentaires:

  1. Je me rappelle avoir rencontré un ami thru hiker sur le chemin avec un oeil au beurre noir ! Quand je lui ai demandé ce qu'il lui était arrivé, il m'a répondu qu'il avait reçu la pierre de son hang up dans la tête ! J'ai tout de suite compris car cela a failli m'arriver à deux reprises !

    J'attache la pierre au bout de ma corde, je lance la pierre autour de la branche, mais comme un idiot, je garde l'autre bout de la corde en main, la pierre ne tombe donc pas au sol, la corde s'enroule autour de la branche, et la pierre me passe à 10 cm de la tête ... idiot, je sais ... mais aussi fatigué après 12 heures de marche.

    Attention, même déléguer cette tâche à sa compagne de marche peut être dangeureux pour soi même.
    Dormant sous la tente, j'entends "ATTENTION !" suivi d'un gros "BOUM" très très proche ... c'était Elodie qui venait de lancer la pierre en loupant la branche. La pierre (énorme ! Je ne sais toujours pas comment on peut choisir une telle pierre pour faire un hang up) a atterri à 5 cm de la tente et de ma tête. Bon, c'est sûr, faut déléguer à quelqu'un qui sait lancer ... mais quand il y a personne d'autre ... à part les ours ...

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  2. J'ai aussi des souvenirs douloureux sur le John Muir Trail. Quand on est effectivement épuisé d'une longue journée de marche et qu'il faut encore batailler pour trouver la bonne branche et... réussir à lancer le caillou de l'autre côté.

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