mercredi 14 novembre 2012

Un problème de liquidités

Le désert oppose quelques sérieux obstacles au randonneur. La chaleur, jusqu'à l'insupportable, une faune et une flore qu'un environnement brutal a conduits à développer de redoutables stratégies de défense, l'absence de ce constituant essentiel de la vie qu'est l'eau.
Le désert soulève donc d'intéressantes questions, notamment sur la manière de l'aborder. Ou la période propice pour s'y lancer. Et une photo découverte sur le blog de Halfmile* m'a donné matière à réflexion. Elle a été prise début juin 2012 à Barrel Spring, au débouché de ce redoutable tronçon du désert d'Anza-Borrego qui s'appelle San Felipe Hills. Comme vous le noterez sans doute, la source de Barrel Spring souffre de quelques déficiences. Et ça, rétrospectivement, quand on a parcouru ce remarquable secteur par une température indécente, ça fout les jetons. Même si on note avec soulagement que quelque âme charitable a déposé plusieurs bidons d'eau.


Barrel Spring, Dry as a Bone. Photo Halfmile.



Afin de mieux comprendre l'intérêt de la photo de Halfmile, il est utile de revenir à mon propre récit de la traversée de cette région, à la date du 17 avril dernier:

17 avril:
"J’ai empli ma gourde souple au maximum, 4 litres, et j’ai pris un bidon d’un litre comme réserve de secours. Je ne peux en effet pas savoir où j’en suis de ma consommation dans la gourde. La randonnée dans le désert, c’est par définition une randonnée où vous prenez des risques. Vous faites un pari de consommation d’eau, vous cherchez le juste milieu poids-sécurité-distance. De ce point de vue, j’ai dû voir juste. J’ai le sentiment que je suis parvenu au bon équilibre, le poids du sac est supportable et je marche bien. Je me sens réellement en forme et le moral grimpe en flèche.
Mike et Monica m’ont d’abord lâché, parce que je m’arrête sans cesse pour faire des photos d’extraordinaires paysages que je ne reverrai sans doute jamais, mais je les rattrape bientôt. Nous faisons une pause ensemble, il fait très chaud. Ça monte, ça monte, et ça monte encore. Aridité absolue. La prochaine source d’eau sûre est Barrel Spring, mile 101, à 38 kilomètres! À 24 km de montée ininterrompue se trouve la cache d’eau approvisionnée par Charlie Jones, qui est responsable de ma présence ici. C’est lui qui, il y a quinze ans, m’avait parlé pour la première fois du PCT."


Barrel Spring, "La prochaine source d'eau sûre"??? Vraiment? Quand vous vous engagez dans ce tronçon du désert, vous avez donc devant vous 24 km pour atteindre la cache d'eau de la "3e barrière" (Third Gate Cache), puis 14 km pour atteindre la source "sûre" de Barrel Spring, et une quinzaine de kilomètres supplémentaires pour parvenir à la microscopique "ville" de Warner Springs. Un total de 53 kilomètres, bien tassé. De désert torride.
Il est impossible (?) de porter la quantité d'eau nécessaire pour affronter 53 km de désert brûlant en montée quasi continue, en supplément de tout le matériel habituel, bien sûr. Ce parcours n'est dès lors possible qu'en se reposant sur deux approvisionnements d'eau intermédiaires: la cache de Charlie et la source de Barrel Spring. Et ces deux points d'eau sont aussi aléatoires l'un que l'autre.


La quadrature de la cache d'eau:
Une cache est un endroit où des bénévoles viennent déposer de l'eau, pendant toute la saison de randonnée. L'apparition miraculeuse de bidons d'eau au milieu de nulle part, alors que vous titubez de fatigue et de soif. J'ai rencontré des caches à Scissors Crossing, dans les San Felipe Hills, dans la vallée de Chihuahua, dans Bouquet Canyon Road, en lisière du Mojave.
Ces caches d'eau (pas si nombreuses que ça, bien sûr) dépendent entièrement de la générosité impensable et de la bonne volonté de bénévoles (pléonasme nécessaire, pour insister) qui se coltinent des dizaines de bidons d'eau dans le désert pour les approvisionner. Outre le coût de ces importantes quantités d'eau et l'énergie et le temps employés à faire des allers et retours dans le désert avec des bidons d'eau à la main et dans le sac, la fréquentation croissante du Pacific Crest Trail menace cette précieuse ressource. Jusqu'où, jusqu'à quand, les bénévoles qui veulent pour le moment se charger de cette tâche ingrate pourront-ils le faire? Combien de centaines de litres d'eau peut-on espérer les voir trimballer inlassablement dans le désert année après année? Leur lassitude, justement, quand va-t-elle les conduire à dire: stop!?
Et, naturellement, il convient de ne pas parvenir à la cache tant attendue au moment exact où il n'y a plus d'eau, bidons vides, réapprovisionnement non fait. Les caches d'eau sont, et doivent être, un point d'interrogation. Ce point d'interrogation me paraît extrêmement fragile dans un avenir très proche. Il y avait bon an mal an 200 à 300 hikers au départ du Pacific Crest Trail à Campo en avril. Cette année, le PCTA a délivré... 800 permis. Raisonnons de manière simpliste: ces 800 randonneurs assoiffés parviennent à la cache de Charlie et dézinguent, comme moi, un bidon de 4 litres d'eau (un gallon). Il faut donc apporter 4000 litres d'eau dans le désert, pour cette seule et unique cache. Allez, disons que vous êtes une bande de cinq généreux copains qui ont accepté de se charger de ce délire. Il faudra, chaque année, que cela vous convienne ou pas, que chacun porte 800 litres d'eau, soit 211 bidons d'un gallon. Un gallon pèse 4 kg. Combien pensez-vous pouvoir en porter dans la canicule du désert? Trois? OK, vous aurez 12 kg sur le dos ou à la main, dans le désert. Mais il faudra faire cette navette... 70 fois, entre le début du mois d'avril et la fin du mois de mai, en gros. C'est-à-dire, euh, désolé, une fois par jour. On espère que vous êtes retraité et que vous aimez la chaleur et les serpents à sonnette.

La quadrature de la source:
L'eau dans le désert est une ressource, euh, disons... peu abondante. Et éphémère. S'il peut encore y avoir des points d'eau au tout début de la saison de randonnée, début avril, ceux-ci — comme le montre la photo de Halfmile — se tarissent rapidement. Et encore faut-il prendre en considération les conditions météo: la disponibilité de l'eau dans le désert est une résultante de la pluviométrie. Et celle-ci est très aléatoire. Imaginez, essayez juste d'imaginer, votre tête lorsque vous arriverez à Barrel Spring. Vous avez marché pendant des heures en montée ininterrompue, sous une chaleur accablante, vous n'avez plus une goutte d'eau, vous êtes sérieusement déshydraté, très fatigué, et il n'y a plus d'eau. Le bassin est "dry as a bone", "aussi sec qu'un os", comme l'écrivait Halfmile.
C'est simple, il faut marcher quinze kilomètres supplémentaires pour atteindre Warner Springs. Là-bas, les oiseaux vous l'ont dit, il y a de l'eau. C'est là qu'ils s'approvisionnent eux-mêmes.

Ravitaillement en vol à Warner Springs.



La quadrature de la date de départ:
La photo de Barrel Spring début juin suggère qu'il pourrait être sage de démarrer le plus tôt possible. Il fera moins chaud et on aura davantage de chances de trouver de l'eau. Néanmoins, la question de l'eau des caches reste en suspens. On vous dit et on vous rabâche qu'il ne faut pas compter dessus. Non, non, non. Peut-être, mais quel autre choix avez-vous, dans la mesure où ne pas compter sur la cache de Charlie, par exemple, vous impose d'être autonome en eau pour une quarantaine de kilomètres, afin d'atteindre... oui, vous savez, l'eau cristalline de Barrel Spring.
Et un autre paramètre vient bien entendu compliquer la situation. Vous avez raisonnablement choisi de démarrer très tôt, début avril, voire plus tôt. Mais vous allez devoir affronter la neige, beaucoup de neige, trop de neige. Celle de la Sierra Nevada, bien sûr, qui n'aura même pas entamé sa fonte quand vous y parviendrez, mais aussi celle des différents massifs qui constellent le désert, San Jacinto, San Gorgonio, San Gabriel... La vraie montagne dans le désert, elle commence à trois jours de marche de la frontière mexicaine.

Il s'agit par voie de conséquence de trouver un compromis. La majorité des hikers, ceux qui participent au kick-off, entament leur marche le dernier week-end d'avril. En quelque sorte, la dernière limite avant que le désert ne devienne carrément infranchissable. Parce qu'ils privilégient la question de la fonte de neiges, quitte à prendre des risques dans le désert. 1200 kilomètres, tout de même.


Third Gate Cache, San Felipe Hills.

Hiker Oasis, Chihuahua Valley.




* Est-il encore nécessaire de rappeler que Halfmile (Lon Cooper à la ville) est ce remarquable individu qui fournit gracieusement la cartographie GPS et papier complète du Pacific Crest Trail? Sans le généreux travail incessant de Halfmile, parcourir le PCT serait une proposition autrement plus compliquée.

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