dimanche 9 décembre 2012

Méditations sur la mort d'une rock star

Ce n'est pas une nouvelle sans importance, en dépit des apparences. Elle a même été annoncée en première page du New York Times aujourd'hui. Ils ne font pourtant pas vraiment dans le fait divers crapuleux, au NYT. 832F est morte. Voilà. Elle a été abattue, quelque part hors de son environnement habituel. Dans le Wyoming.

832F était un loup, une louve plus exactement. Mais pas n'importe laquelle: elle était la femelle alpha de la meute la plus célèbre et la plus visible du Parc National de Yellowstone, la meute de Lamar Canyon. 832F était tellement célèbre que les naturalistes de la région la considéraient comme une rock star. Les touristes se pressaient pour venir l'observer, depuis plusieurs années. Elle était constamment observée par ses paparazzi à elle.
Manque de chance pour elle, celle que certains considéraient comme le loup le plus célèbre du monde est sortie du parc. C'était une mauvaise idée, dans un État qui venait de rétablir la chasse au loup interdite depuis des décennies. Son compagnon, 754, a été, lui, abattu le mois dernier. Sale temps pour les loups. Équipée d'un collier émetteur GPS, 832F était une ressource très précieuse pour les scientifiques qui suivaient ses déplacements.

832F, the most famous wolf in the world (Photo Jimmy Jones, American Scientist)

Titre du magazine Outside:
"Un loup célèbre abattu à l'extérieur de Yellowstone. 832F tuée légalement par un chasseur."



Alors? Oui, je sais, la mort d'une louve de Yellowstone n'a, semble-t-il, qu'un très lointain rapport avec le Pacific Crest Trail, non? Et pourtant si, parce que cette nouvelle m'a donné à méditer sur les problèmes de la faune sauvage dont regorge le parcours du Pacific Crest Trail. Et cela d'autant plus que j'habite dans une région de montagne où la réintroduction de quelques malheureux ours est une source intarissable (pas comme dans le désert...) de polémiques. Comme l'a été la réintroduction des loups à Yellowstone.

Dans les années 1990, une trentaine de loups importés du Canada ont été réintroduits à Yellowstone d'où ils avaient été exterminés. En clair, l'objectif était de réinstaller le prédateur qui manquait au sommet de la chaîne alimentaire afin de rétablir un équilibre "naturel". Ces loups sont maintenant une centaine, répartis en une dizaine de meutes. Celle de Lamar, la plus connue, comportait huit loups. C'est son chef qui vient de disparaître.

Vous connaissez tous le débat sur la réintroduction de prédateurs disparus, l'éternel conflit entre les partisans d'un environnement sauvage et ceux qui en vivent, éleveurs, bergers, et autres. Je ne suis pas suffisamment compétent pour vous infliger mon opinion sur cette question. Vous avez de la chance. Je note cependant, pour en avoir déjà parlé, qu'il y a parfois lieu d'être surpris de voir comment les espèces sauvages sont protégées dans l'Ouest américain. Mais la question est hautement complexe et parler de "l'Ouest" est d'ailleurs une généralisation abusive. Même en Californie, il y a encore des secteurs où la chasse à l'ours est autorisée (il est question de l'interdire totalement).
Concernant les loups, au-delà de la légitime opposition des éleveurs, il est intéressant de remarquer que l'environnement du Parc National de Yellowstone en a été notablement modifié, et souvent enrichi. Le plus simple est de vous traduire un extrait d'un article d'American Scientist, consacré à ces questions, et particulièrement à la fameuse meute Lamar de Yellowstone: 



"One of the more obvious changes is a decline in the elk population. The herd also tends to stay in smaller groups than previously. Fewer elk overall means that the cottonwoods, willows and aspens along the rivers now form denser, healthier stands because their shoots are not eaten to the ground by over-abundant elk.
Beaver are increasing, damming up rivers, creating new meadows and providing new habitats for songbirds and fish. Coyotes are hard-hit by the wolves, which kill them as competitors. The coyote population has dropped precipitously, since those that are not killed tend to avoid areas with wolves. Because coyotes used to suppress fox populations, foxes are expected to be more common. All kinds of scavengers, from ravens to bears, have more carcasses to eat. Finally bison—which only a few wolf packs have learned to kill—are still growing in number but now wander outside of the park in larger numbers. Perhaps they are avoiding wolves too.
Where’s the controversy? Ask the ranchers in Paradise Valley, just outside the park, what they think of the reintroduction. “How would you feel if somebody plonked down a pack of wolves in your backyard?” they say, with good reason. Some have been on the land since the 1800s and never had a “wolf problem” before reintroduction. They fear for their children, grandchildren, pets and livestock."


"Un des changements les plus évidents concerne le déclin de la population de cervidés. Les hardes tendent à se rassembler en plus petits groupes qu'auparavant. Moins de cervidés impliquent que les cottonwoods, les saules et les trembles le long des rivières forment maintenant des bosquets plus touffus et plus sains parce que les pousses ne sont plus dévorées par les cervidés trop nombreux. 
Le nombre de castors augmente, ils construisent des barrages qui créent de nouvelles prairies et offrent de nouveaux habitats aux oiseaux et aux poissons. La population de coyotes s'est effondrée, car ceux qui ne sont pas tués ont tendance à éviter les zones occupées par les loups. Comme les coyotes contrôlaient la population de renards, on s'attend à en voir davantage. Toutes sortes de charognards, des corbeaux aux ours, disposent d'un plus grand nombre de carcasses. Enfin, les bisons — que seules  quelques rares meutes de loups ont appris à tuer — voient leur nombre augmenter, mais ils se déplacent hors du parc en plus grand nombre. Peut-être pour éviter les loups.
Où est la polémique? Demandez aux éleveurs de Paradise Valley, juste à l'extérieur du parc, ce qu'ils pensent de la réintroduction. "Que diriez-vous si quelqu'un avait balancé une meute de loups dans votre jardin?" disent-ils à juste titre. Certains sont là depuis le XIXe siècle, et n'avaient jamais eu de problèmes avec les loups avant la réintroduction. Ils ont peur pour leurs enfants, petits-enfants, leurs animaux domestiques et leur bétail."



En Californie, la question de la présence d'espèces potentiellement sauvages se pose de manière différente, car il n'y a pas d'activités pastorale ou d'élevage susceptibles d'être heurtées de manière frontale. Les enjeux sont autres et, évidemment, la présence de ces espèces (ours, pumas, etc...) dans des régions à très forte densité de population n'est pas anodine. Lorsque j'y étais, en avril, un ours avait pris la regrettable habitude de descendre en ville pour dîner,... au nord de Los Angeles. Un puma a, lui, été trouvé au centre de Santa Monica.

Bref, la triste mort de 832F m'a donné à méditer. Sur ce qu'on appelle la nature. Sur les représentations qu'on s'en fait. Sur la protection de la biodiversité. Sur la place de l'homme dans cette nature. Sur les chasseurs qui tirent sur tout ce qui bouge. Bref... J'ai eu envie de vous traduire un autre  passage de l'article d'American Scientist, consacré à la meute Lamar. Je l'ai trouvé très intéressant. Il décrit une scène observée alors que les loups de Lamar se sont emparés d'une charogne de bison et se battent pour la garder:


"The wolves were beautiful—some gray with black and bits of brown, a few pure black, one nearly white. Brad told us it was a strong pack formed a few years earlier by the alpha female and a pair of brothers she had teamed up with. Now they were eight strong, with at least four pups in a nearby den. The two- and three-year-old youngsters were already good hunters. They were a powerful group.
They finished eating for the moment and strolled down the slope to the river. Two young black wolves jumped into the water and others pounced on each other and played, while their elders lapped genteelly at the cool water and found comfortable places to nap.
After watching them for about half an hour, I glanced back up at the carcass, where ravens were enjoying the abundant leftovers. I focused my binoculars on something gray: a wolf. I refocused on the pack and counted: one-two-three … yes, all eight were down on the river flats. “There’s another wolf on the carcass,” I said.
One of my companions answered, “No, all eight are by the river.”
“No, look,” I said. They looked.
Somebody asked Brad if it could be a coyote. He said, “If that’s a coyote, it’s the biggest one in history. That’s a wolf.”
Nine wolves were in sight. As we speculated on what the appearance of another wolf meant, the pack sat up, looked around and sniffed the air. They knew the ninth wolf was there.
The alpha female stood up and started to lead the pack up the slope to where the carcass lay. When the ninth wolf came into their sight, the pack broke into a run. The ninth wolf took off at top speed. Soon the pack was flat out after the stranger. It was a long chase and they moved incredibly swiftly across the slope. At one point the strange wolf had a considerable lead, and I thought it might escape. Then one of the younger pack wolves took over the role of main pursuer and slowly narrowed the gap. As he closed on the lone wolf and bit it on the rear, the drama moved to an area where the leaves of a cottonwood tree shielded the details from our view. We saw each pursuing wolf literally jump into the fray. Fur flew. Tails went up in the air. The lone wolf never came out and probably died.
Dancing and jumping, the pack celebrated its third triumph of the day. Since dawn, they had defended their kill and territory against two wolves, most likely from the adjacent Mollie’s Pack. Brad speculated that, if these loners were both from Mollie’s, losing two adults in one day might be the end of that pack as a cohesive entity. The Lamar Canyon Pack wolves returned to the bison carcass exuberantly, ate some more, and later settled down at the river’s edge to snore and rest. Life was very very good for them."

"Les loups étaient magnifiques — certains d'entre eux gris avec des nuances de brun, d'autres d'un noir pur. Brad nous a expliqués que c'était une meute forte créée il y a quelques années par la femelle alpha et deux frères avec qui elle faisait équipe. Ils étaient dorénavant huit, avec au moins quatre louveteaux dans une tanière à proximité. Les jeunes de deux et trois ans étaient déjà de bons chasseurs. C'était un groupe puissant.
Ils avaient fini de manger pour l'heure, et ils ont tranquillement descendu la pente vers la rivière. Deux jeunes loups noirs ont sauté dans l'eau, d'autres se bousculaient et jouaient, tandis que les aînés lapaient calmement l'eau fraîche et cherchaient des endroits confortables où faire un somme.
Après les avoir observés une demi-heure, j'ai à nouveau jeté un coup d'œil vers la carcasse où les corbeaux festoyaient. J'ai réglé mes jumelles sur quelque chose de gris: un loup. J'ai regardé à nouveau la meute et je les ai comptés: un, deux, trois... oui, les huit étaient bien au bord de la rivière. "Il y a un autre loup sur la carcasse", ai-je dit.
Un de mes compagnons a répondu: "Non, les huit sont à la rivière".
"Non, regardez", ai-je répondu. Ils ont regardé.
Quelqu'un a demandé à Brad s'il pouvait s'agir d'un coyote. Il a répondu: "Si c'est un coyote, c'est le plus gros de l'Histoire. C'est un loup."

On avait donc neuf loups sous les yeux. Alors que nous réfléchissions à la signification de l'arrivée d'un autre loup, la meute s'est redressée, a regardé tout autour et humé l'air. Ils savaient que le neuvième loup était là.
La femelle alpha s'est relevée et a commencé à diriger la meute vers le haut en direction de la carcasse. Lorsqu'ils ont aperçu le neuvième loup, ils se sont tous mis à courir. Le neuvième loup s'est enfui à toute vitesse. Très vite, la meute s'est précipitée à la poursuite de l'intrus. Ce fut une longue poursuite et ils se déplaçaient à une vitesse incroyable en travers de la pente. À un moment, le loup étranger disposait d'une avance considérable et j'ai cru qu'il allait pouvoir s'enfuir. Mais alors, un des jeunes loups de la meute a pris le rôle du chasseur et a réduit progressivement l'écart. Au moment où il a rejoint le loup solitaire et l'a mordu à l'arrière-train, le drame s'était déplacé vers une zone où les feuilles d'un cottonwood nous masquait les détails. Nous avons vu chacun des loups poursuivants se jeter dans la mêlée. Des poils volaient. Les queues étaient dressées en l'air. Le loup solitaire n'en est jamais ressorti et  a probablement été tué.
La meute a célébré son troisième triomphe de la journée en dansant et en sautant. Depuis l'aube, ils avaient défendu leur proie et leur territoire contre deux loups, très probablement originaires de la meute voisine de Mollie. Brad pensait que si ces deux loups isolés venaient tous deux de Mollie, la perte de deux adultes en une seule journée était susceptible d'entraîner la fin de la cohésion de cette meute. Les loups de la meute de Lamar sont joyeusement revenus à leur carcasse, ont à nouveau mangé, puis se sont installés au bord de la rivière pour s'y reposer. Tout allait très, très bien pour eux."


Il aura fallu en arriver, vers 1850,  aux écrits (scandaleux, à l'époque) de Charles Darwin sur la sélection naturelle des espèces et leur lutte pour la survie pour qu'on commence à prendre conscience que la nature n'était pas forcément une création divine où régnait l'harmonie et la bienveillance universelles. C'est le choc de cette découverte qu'a  magnifiquement rendu le poète Alfred Tennyson dans sa célèbre expression: nature, red in tooth and claw. La nature, toute de griffes et de dents sanglantes... C'est bien ce que nous confirme la meute de Lamar, non? Ou le chasseur qui a abattu 832F.

La meute Lamar au boulot, janvier 2012.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire