lundi 7 mai 2012

7 mai Hiker Heaven


Une nuit froide dans le désert, où j'ai pu dormir un peu, un grand luxe, dans la "suite" — comme l'appelle Steve — réservée aux vedettes de cinéma ("Mr. Big Shot" est le nom que me donne Steve dorénavant, Monsieur Grosse Légume). Nous sommes quatre. Scott est arrivé hier soir, d'Auburn, une petite ville que je connais bien, dans les contreforts de la Sierra Nevada, au cœur du gisement d'or du XIXe siècle. Il va partir pour Campo pour s'attaquer au Pacific Crest Trail. Mais il y a un petit problème: il a un chien. Un problème, vous dites? Mais non, Donna... va le lui garder, pour six mois. Elle va même le conduire à Los Angeles pour qu'il prenne un train pour San Diego, où d'autres trail angels prendront le relais et le conduiront au départ. Vous n'avez pas un peu le sentiment que je vous parle d'un monde dont on pourrait penser qu'il n'existe pas, un croisement des Bisounours et de Blanche-Neige? Eh bien, ce monde stupéfiant existe pourtant, j'y suis actuellement, c'est le monde du Pacific Crest Trail.

Je me lève et sens une bonne odeur de café. Steve a commencé à nous préparer le petit déjeuner dans le bungalow. Nous avons de la chance, dans une certaine mesure. Il y a généralement quelques dizaines de hikers ici, à se partager les installations offertes par Donna et Jeff Saufley. Mais nous ne sommes que trois dans le bungalow, le grand luxe. Scott est déjà parti avec Donna. Et Steve commence à nous cuisiner une délicieuse omelette à la saucisse. C'est parti pour un grand moment, un de ceux qui m'émerveillent et me nourrissent, à tous les sens du terme. Ça me donne aussi l'occasion de continuer mes investigations, mon enquête psycho-sociologique visant à essayer de comprendre ce qui se passe dans le cerveau d'un dingue furieux. Charlie est un spécimen tout à fait intéressant, de ce point de vue.

Charlie a 39 ans. Il passe sa vie sur les sentiers longue distance. Il a parcouru l'Appalachian Trail, le Continental Divide Trail, et le Pacific Crest Trail. Quatre fois. C'est son cinquième parcours... J'imagine que la question vous brûlerait les lèvres, si vous partagiez un petit déjeuner avec lui. Elle brûlait les miennes. Eh, Charlie, comment tu fais pour survivre, financièrement? Et la réponse est d'une simplicité biblique, mais tellement révélatrice de l'état d'esprit de nombre de cinglés que je fréquente ici: "Je vis à l'économie, très modestement. Il me faut 200 dollars par mois, pas plus. L'hiver, je travaille dans un magasin de matériel de sport, j'économise et l'été, je pars sur les sentiers. J'ai de très petits besoins. Je n'ai pas de petite amie, ça coûte trop cher." "Donc, Charlie, je suppose qu'on peut dire que tu ne cherches pas à faire carrière"? "Rien à foutre. C'est pas ça qui m'intéresse". Charlie ne vit, à 39 ans, que pour randonner. Il a fait de la compétition de VTT, mais se considère trop âgé pour ça maintenant. Il n'est heureux que sur les sentiers longue distance. Il a dû malheureusement toucher du poodledog et se gratte sans cesse. Pas grave, me dit-il, ça ne dure qu'une ou deux semaines*. Steve me raconte avoir rencontré deux jeunes hurluberlus qui, en voyant le poodledog, ont cru que c'était du cannabis, et en ont cueilli dans l'intention de le fumer. Ah ça, c'est sûr, ça a dû leur faire de l'effet! Ça n'agit qu'au bout de plusieurs jours...

* Erreur, Charlie. Ça dure... deux mois, et les ravages peuvent être épouvantables.
Charlie.

Steve est Texan. Il était ingénieur dans l'armée de l'air et est retraité. En fait, il était passé dans l'aviation civile, mais après le 11 septembre, sa compagnie aérienne a mis la clef sous la porte et il a été licencié. Youpi, a-t-il répondu, je vais pouvoir partir marcher. Il est veuf et... il marche. Il repart d'ici demain. Si mon genou continue de s'améliorer, je pense repartir avec lui. Le Mojave me fait peur. 400 kilomètres par des températures de 40° et plus, plusieurs tronçons de 40 km sans eau, qui nécessiteraient théoriquement 16 litres d'eau. Un poids impossible à porter. La "clef" de ce problème est de marcher quand il fait moins chaud, tôt le matin, et tard le soir, en essayant d'aller aussi vite que possible. On est là très, très loin de la marche de détente. Vous imaginez le stress, la peur de manquer d'eau, quand la prochaine "ville" est à six jours de marche d'ici?

Andy, le bip-bip australien, vient d'arriver, en compagnie d'un autre hiker, Francis. Donna vient nous voir pour bavarder. Ils sont bien évidemment très intéressés de discuter du sujet de ma thèse, qui les concerne directement: les relations des Américains à la nature au XIXe siècle. J'ai une chance inouïe, il faut bien le dire: je parle leur langue et je connais leur culture et leur histoire. Nous avons des choses à partager. J'ai une chance inouïe, il faut bien le dire, d'être ici et de partager tant d'expériences intéressantes.


Notre cuisinier, Steve..

Steve.

P'tit déj et conversation à Hiker Heaven. Steve, Charlie, Mr. Big Shot...

Steve et moi partons déjeuner à Sweetwater Café. Au retour, il achète pour nous deux un steak de cinq centimètres d'épaisseur qu'il veut cuire sur le barbecue ce soir. La vie est rude.

Oiseau-mouche.

Dans le jardin de Donna...

Steve signe le livre d'or du restaurant.

Ouaip, on est dans l'Ouest.





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