mercredi 9 mai 2012

8 mai Casa de Luna

Si on faisait un résumé rapide, il faudrait dire que c'est la merde... Mais la folie continue.

La nuit a été épouvantable. Malade comme un chien du steak et du seau de glace d'hier soir, partagés avec Steve. En réalité, mon régime alimentaire a bien changé, et le steak de mammouth que Steve nous a cuit au barbecue (plus de 1 kg!) était trop riche, et trop copieux. Je me lève vraiment patraque. Steve, lui, indestructible (un Texan!), est déjà en train de cuisiner une omelette pour le petit déjeuner...
Tout le monde se prépare, plus ou moins. Double O vient d'arriver. Américain, professeur d'énergies renouvelables à l'université de Pékin, il vit désormais au Japon. C'est lui que j'avais croisé en approchant de Mount Baden Powell, avant Wrightwood. Je déjeune avec Steve, et Donna vient nous rejoindre. Nous avons une très longue conversation à trois, très intéressante, au point qu'à 9 heures, nous sommes toujours dans le salon à bavarder. Il va falloir se secouer, la chaleur monte.

À 9 heures 30, nous faisons nos au revoir, avec les hugs de rigueur, et Donna prend des photos de nous. En route. Nous quittons à regret ces gens absolument extraordinaires, d'une incomparable générosité. La traversée d'Agua Dulce, le long de la route, est assez longue. Mais avec Steve, l'émulation aidant, nous adoptons un rythme très rapide. Nous parcourons les premiers miles à 6 km/h, un record pour moi.



Il s'agit maintenant d'attaquer l'ascension de la Sierra Pelona, la première d'une série de montagnes à franchir avant de descendre sérieusement vers le Mojave. Les collines sont recouvertes d'une végétation naine, mais abondante. Pas d'arbres, bien sûr. Peu à peu, la végétation se réduit, on entre dans une énième zone brûlée, où les branches de manzanita noircies sont le seul témoignage d'une végétation disparue dans un des innombrables incendies. De hautes herbes ont pris le relais, elles font ma taille et je me glisse entre deux haies d'herbes qui ondulent au vent. Je n'aime pas beaucoup ça, c'est un coup à ramasser des tiques, même si mes vêtements sont imprégnés d'insecticide. La chaleur a également fait apparaître de toutes petites mouches noires, très agressives. Mon genou a commencé à faire des siennes depuis un bon moment, et j'ai suggéré à Steve de partir en avant, pour que je puisse marcher plus tranquillement. Le rythme d'un hiker entraîné, c'est très éloigné d'une marche digestive du dimanche. Il faut manger des miles. Vous en avez un petit aperçu dans la vidéo. Mais j'ai de plus en plus de mal à garder ce rythme. Steve a disparu, mon genou me fait de plus en plus mal, et bientôt, la douleur commence à irradier dans le mollet. Plier le genou devient peu à peu difficile.
Nous avons parcouru la distance qui nous sépare de la cache des Anderson en temps record; je n'en reviens pas. Terrie et Joe Anderson sont les prochains trail angels au programme, derrière la montagne suivante. Ils sont réputés pour les soirées déjantées qu'ils organisent pour les hikers, d'un style radicalement opposé à celui des Saufley, à Agua Dulce. Chez les Anderson, c'est un gigantesque et joyeux bordel, on s'y livre à des bagarres dans la sauce au chocolat, bien arrosées à la bière... Ils habitent une maison du nom de Casa de Luna, à Green Valley. Ils ont poussé la générosité — et c'est un terme qui a du sens ici — jusqu'à alimenter de surcroît deux caches d'eau aux abords du Mojave. Et cela veut dire prendre la voiture, faire des miles, puis porter des bidons d'eau sur le sentier, sous une chaleur accablante. Tous les deux jours. L'une d'entre elles est notre première cible, à 18 km du départ. J'y parviens en boitant, pensant y rejoindre Steve que j'ai aperçu peu avant. Mais il n'est pas, ou plus, là. J'appelle, mais personne ne répond.

Après cette cache, il me faudrait marcher 20 kilomètres de plus, et franchir une ou deux montagnes. Je ne sens pas du tout le truc. La cache se trouve à une centaine de mètres d'une route. Je pense que ce serait une idée beaucoup plus raisonnable de faire du stop, et d'aller directement chez les Anderson faire une pause. Ça ne sent pas bon du tout.
Je pars le long de la route jusqu'à un ranch pour demander dans quelle direction je dois faire du stop pour aller à Green Valley. J'explique ma situation, mais je suis tombé sur un couple assez peu américain, selon mes standards. Ils me parlent derrière la grille d'entrée, l'air méfiant, et m'expliquent qu'ils ne peuvent rien faire pour moi, alors que Green Valley est à une dizaine de kilomètres et qu'un pick-up est garé devant la maison. L'exception qui confirme la règle, j'imagine. Je m'installe au bord de la route, mais beaucoup de voitures passent devant moi sans s'arrêter. On confirme l'exception qui confirme la règle?? Une voiture finit par s'arrêter, un couple à bord. Super, ils se sont arrêtés. Mais la première phrase de la conductrice est plutôt déroutante: "You're not going to kill us, are you?" Vous n'allez pas nous tuer, n'est-ce pas? Je réponds que non, sans doute pas, parce que je ne veux pas avoir d'ennuis... J'ai déjà assez de soucis avec mon genou. Ils me conduisent gentiment, tout de même, avec une certaine méfiance, jusqu'à la Casa de Luna, un indescriptible capharnaüm, assez proche d'une casse automobile, finalement. Terrie m'ouvre la porte et me tombe dans les bras, un colossal hug. Terrie a des formes... généreuses, et une coiffure iroquois d'un effet surprenant. Dans la maison, plusieurs chiens vautrés sur les canapés, un bordel insensé, et Joe qui vient me dire bonjour, un homme d'une grande douceur. Sur la façade de la maison, cette pancarte: HIPPIE DAY CARE, Garderie de hippies... Terrie et Joe ont même embauché une jeune fille pour les aider en vue de l'arrivée de la meute des hikers cinglés. D'ici deux semaines, ils seront 30 à 40 chaque soir. Et Terrie leur fait à manger, gratuitement... Vous le croyez, ça?? Consommation de préparation pour la pâte à pancakes: 150 kg par saison. Je demande où est le "donation jar", la cagnotte où on laisse son obole. Terrie me dit que ce n'est en aucune manière une obligation, mais qu'ils apprécient ce genre de geste. Ah bon? Sur le récipient qui fait fonction de tirelire: "Karma Jar". "Récipient du Karma". Ouais, pour le karma, je crois qu'ils ont déjà fait le plein, ces deux-là. Une telle générosité, ça devient vertigineux. Et pourtant, je peux vous l'assurer, je ne suis pas chez des gens fortunés.
On me met tout de suite un sac de glace sur le genou et un grand verre de vin en main. Je vais dormir sur un canapé installé devant la maison, je suis le seul hiker aujourd'hui. Steve devrait arriver ici demain.

Et qu'est-ce qu'on fait maintenant? Oui, c'est la merde. J'avais commencé à prendre le rythme, j'avais de nouveaux copains, j'avais réglé de manière satisfaisante le problème du poids du sac, bref, ça roulait. Et voilà que ce genou me confirme qu'il n'en peut plus. Fait ch...!
Faut être réaliste. Compte tenu des étapes à parcourir, du problème de l'eau, du problème de la chaleur, il y a très peu de chances que je puisse tenir le coup avec un genou qui déconne. Après, ce sera la Sierra avec des dénivelés de fou.
Terrie me propose de m'emmener jusqu'au train-métro Metrolink qui... me reconduirait à Long Beach. On croit rêver. Je vais voir demain. Mais je brûle mes dernières cartouches. Plus de trail angels avant la Californie du nord, maintenant, à des centaines de kilomètres. À ma connaissance, les prochains sont Bill et Molly Person (dont j'ai pu tester l'immense générosité il y a quelques années), au lac Truckee, près de Tahoe. Ou mes amis à Reno, dans le même secteur. Si je me retrouve planté dans le wilderness loin d'ici, ça va devenir beaucoup plus compliqué d'en ressortir. Je vais quand même voir si Steve arrive demain. Il doit de son côté se demander où je suis passé. Ça m'ennuie. Terrie me propose d'aller déposer un message sur le trail pour lui faire savoir que je suis à Casa de Luna. Tous les hikers ne font en effet pas escale ici; il faut faire 2 miles pour y venir, et l'atmosphère y est... particulière. Nous rédigeons un message, style Casa de Luna: "Steve, nous détenons Philippe en otage contre rançon. Si tu ne viens pas rapidement, nous allons lui arracher les dents. Pour commencer, nous lui arracherons un ongle chaque heure à partir de 10 heures"...


La version définitive du message, laissé sur le trail:


Steve,
Nous détenons Philippe en otage. Nous ne négocierons sa libération qu'en personne. Il va bien, pour le moment. Nous lui arracherons un ongle à chaque heure après 10 heures du matin. Tu peux nous appeler depuis le magasin.


Ce qui est sûr, c'est que le Pacific Crest Trail est réellement addictif. Si je suis contraint d'abandonner, ce que je ne souhaite pas, ce sera direction le bloc opératoire et je causerai à Anne-Marie de l'idée dingue de revenir continuer le parcours de cinglés l'an prochain.

Préparation du dîner à Agua Dulce.

Au moment où Steve et moi partons, rencontre avec Heart, Francis et Wolfe, qui rentrent du restau.
Les vélos sont mis à disposition par les Saufley...

Registre de la Sierra Pelona.

Steve signe le registre.



Où sommes-nous?





Descente vers Bouquet Canyon Road.

La précieuse cache des Anderson.

Joe Anderson, Casa de Luna. Devant sa collection de photos de hikers en train de montrer leur cul...
La phrase du jour:
Joe: "It's a rare breed that can hike 20 miles a day for 4 months."
"C'est une espèce rare, celle qui est capable de marcher 30 km par jour pendant 4 mois."

1 commentaire:

  1. C'est pas le moment de lâcher y a Nico qui vous rejoint pour sa traversée du désert !
    Val

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