lundi 12 mars 2012

Pas d'évolution à Darwin

"A desert is a place without expectation."
Nadine Gordimer

"Un désert est un endroit où l'on n'attend rien".



Oui, je sais, le titre de ce billet est un peu facile... C'était difficile de résister, vous allez le voir. On parle de l'exemple de Darwin aujourd'hui dans le Los Angeles Times et il m'est apparu qu'il serait intéressant de vous le faire partager. Darwin montre en effet ce que peut être une "ville" américaine, à proximité du Pacific Crest Trail, notamment, pour ce qui m'occupe ces temps-ci. En réalité, Darwin n'est pas susceptible d'être une ville étape, c'est heureux, mais elle n'est pas si éloignée que ça du PCT. Et surtout, des Darwins, il y en a beaucoup dans l'Ouest américain.
Commençons par une question sémantique. L'ambiguité du terme de "ville" est liée au vocabulaire dont dispose l'Anglais américain. On a grosso modo deux mots, "city" et "town". Si je devais les définir de manière arithmétique, je dirais qu'au-delà de... 25 000 habitants (?), on a affaire à "city". En-deça, donc, et la fourchette est large, on ne dispose que de "town". Une ville, en Français, ce qui est encore plus flou. Village, hameau, bourg, inconnu au bataillon chez les Américains. "Town" recouvre tout ça d'un vaste manteau de pudeur. À Darwin, par exemple, un panneau à l'entrée de la "ville" indique que la population est de "50 or so", 50 habitants, grosso modo! A town...
Vous avez ci-dessous une image des faubourgs de Darwin, coincée (?) entre la Sierra Nevada et la Vallée de la Mort. Et le panneau qu'on peut y lire doit allumer tous les clignotants cérébraux d'alerte du thru-hiker en quête de ravitaillement. No gas or services... Pas de carburant ni de services à Darwin. Cela veut dire pas de nourriture, sous quelque forme que ce soit, de quelque qualité que ce soit, pas de téléphone (si, si), pas de douche, pas d'accès internet pour envoyer des nouvelles ou en recevoir. Bref, à Darwin, on est encore au Far-West, géographiquement  ET historiquement. La modernité ne les pas encore atteint. C'est évidemment la langue d'Ésope; on peut considérer que c'est une bonne chose si on cherche à échapper aux tourments de la vie dans un enfer tel que celui que peut parfois offrir Los Angeles. Mais c'est une calamité si vous êtes un thru-hiker affamé, ce qui est un pléonasme. Pas un oxymore.
Tout cela explique pourquoi le guide de Yogi qui vous annonce schématiquement ce que vous trouverez, et où, est une Bible incontournable du randonneur. Cela explique aussi pourquoi la mise à jour de ce magnifique blog risque dans les mois à venir de se faire de manière extrêmement aléatoire.
Je précise même qu'il y a de très grandes chances pour qu'à quelques dizaines de mètres de l'endroit où la photo ci-dessous a été prise, on tombe sur le panneau Darwin City Limits, entrée de l'agglomération de Darwin... Au milieu de nulle part. J'aperçois dans le lointain de la photo quelques Joshua Trees, ces cactus qui sont la marque distinctive du Désert de Mojave. Ils n'existent que là.





Darwin, centre ville.

Ces images me rappellent une anecdote du mois d'août dernier, quand Roger et moi sommes allés faire un tour dans l'Ouest pour attaquer REI et m'équiper ultra-léger en vue du PCT thru-hike qui est maintenant imminent.
Nous avons notamment longé la Sierra Nevada par son flanc est, le long de la 395, dans Owens Valley. Non loin de Darwin, donc.  Magnifique! Je ne m'en lasse pas. Ce sont des paysages qui me mettent les larmes aux yeux. La lumière cristalline caractéristique de l'Ouest, du fait de la sècheresse absolue de l'air. À votre droite la chaîne de hauts sommets de la Sierra, jusqu'au point d'orgue, la vue sur Mt Whitney depuis Lone Pine. À votre gauche, les étendues désertiques en direction de la Vallée de la Mort toute proche. L'immense vague de la montagne se brise dans l'océan du désert. Owens Valley a été transformée en désert par les captations d'eau de Los Angeles. On leur a laissé les cailloux et le sable. Et on traverse quelques "villes", des vraies, et... les autres. L'une d'entre elles s'appelle Cartago. Elle aurait pu s'appeler Darwin. Sur la carte, on lui a attribué le qualificatif de "town", ville. Le plus simple est de copier ce que j'écrivais dans mon journal, à propos de Cartago, en août 2011:

"À Cartago, je m'interroge: sur la carte, c'est censé être une ville et je pourrais, l'an prochain, être tenté d'y descendre pour ravitailler. Elle est au pied de la Sierra Nevada. Mais Cartago est un trou pourri comme seule l'Amérique sait en générer. Deux ou trois masures minables, un bistrot infâme, quelques carcasses de voitures, pas âme qui vive. Quelques mètres plus loin, une station service flambant neuve, au milieu de rien, du néant, sous le soleil brûlant, dans la banlieue de Cartago, Californie. Nous nous arrêtons pour faire le plein avant de nous engager vers la Vallée de la mort. Et celui-là accoste Roger en espagnol, toutes dents recouvertes d'or dehors. On dirait le méchant géant de Goldfinger, le film de James Bond, mais celui-ci n'est ni géant, ni méchant. Gobelet de café à la main, il commence à raconter sa vie à Roger, content de trouver quelqu'un à qui parler. Quand j'arrive, il bascule à l'anglais et continue. Il a l'intention d'ouvrir une boutique de pneus à Cartago, parce qu'il n'y en a pas. Certes, amigo, mais ce n'est guère étonnant, à dire vrai: à Cartago, tu l'auras remarqué, amigo, il n'y a rien, strictement rien et ton business plan me paraît un peu foireux. Hasta la vista, nous lance-t-il en nous quittant. Il est quand même bien américanisé déjà, vu sa facilité à engager la conversation avec des inconnus. Je suis inquiet, en revanche, de l'avenir de son commerce dans la banlieue de Cartago. Peut-être qu'en jetant des clous sur la 395..."

Roger et le futur chef d'entreprise de Cartago.

C'est d'ailleurs peut-être le moment ou jamais de vous proposer un autre extrait de ce journal de 2011, dans cette même Owens Valley.... Bishop, voilà une des villes sur la 395 où j'ai prévu d'aller ravitailler:

"Il est installé au bord de la route, à la sortie de Bishop, un sac à ses côtés. Je venais de parler à Roger de la nécessité, sur le PCT, de faire du stop régulièrement pour rejoindre les villes où ravitailler, ce qui ne doit pas toujours être facile. Nous nous arrêtons donc pour le prendre. Il n'a pas l'air très frais et son visage ravagé semble révéler un penchant certain pour la Budweiser. Il va à Mojave, à 180 miles de là. Nous n'y allons pas, mais nous allons l'avancer jusqu'à Lone Pine. Il m'explique qu'il s'est engueulé avec sa femme, qu'il a fait son sac et qu'il est parti. Il va prendre le bus Greyhound à Mojave pour rejoindre San Fernando, au nord de Los Angeles, où il espère trouver du travail. Personnellement, vu la gueule qu'il a, je me demande si ce n'est pas sa femme qui l'a foutu à la porte en lui jetant son sac par la fenêtre. Il a quand même l'air bien abattu.
Nous le laissons à la sortie de Lone Pine, devant l'impressionnant Mount Whitney, 4400 m d'altitude, le point culminant des États-Unis hors Alaska. Grandiose décor, la Sierra Nevada baignée dans une lumière invraisemblable, qui s'est arrachée d'une plaine plate comme une carpette, une carpette qui s'étend à perte de vue. Les grands espaces de l'Ouest, vertigineux. Un drôle d'univers, témoignage flagrant d'un sous-sol extrêmement perturbé par les chocs des plaques tectoniques. La ceinture de feu du Pacifique, la bien nommée. De gros blocs volcaniques noirs jonchent les... les quoi, au fait? Pas des pâturages, pas des champs, des espaces indéfinissables, arides, stériles, pelés, qu'on a eu la bonté de céder aux Indiens Shoshone et Paiute. Ça a dû leur faire plaisir. La route est un fil tendu au milieu de la plaine parsemée de croutes de sel et de buissons de tumbleweed, cet arbuste qui libère en séchant les boules qui roulent au vent dans les westerns dignes de ce nom."



Los Angeles Times, 11 mars 2012


Here on the shoulder of the information superhighway, smartphones turn stupid, streaming videos shrink to a trickle and a simple download drags like a flat tire.

Darwin is a former mining town cloistered in the high desert mountains between Death Valley National Park and the China Lake naval weapons testing center. Finding it isn't easy — a sign that marked the turnoff from California Highway 190 was stolen recently.

In Darwin, there is no food, gas or lodging — or any businesses, for that matter. There is one stop sign. People emerge from their mobile homes and reclaimed miner's shacks shortly after 11:30 each morning and walk to the post office to greet the mail's arrival.

A sign at the edge of town announces Darwin's population as "50 or so." It's actually about three dozen, and they are outnumbered 3 to 1 by abandoned cars. There are retirees, artists, loners, eccentrics — independent souls who've accepted that the price of living in California's tranquil outback is a 90-mile drive to the nearest shopping center.

"We're a little more than rural," said John Rothgeb, 67, who has lived in the desert since the late 1970s, first in his van before settling down in Darwin. "Frontier is more like it."

But the 21st century frontiersman needs more than food, water, shelter and elbow room. He needs connectivity. He needs high-speed Internet. And the federal government is spending billions to bring it to him.

Darwin is emblematic of the nation's digital divide — the disparity between those with broadband access and those suspended in the technological amber of the 1990s, with dial-up connections to the Web.

In 2000, just 3% of American adults used broadband at home, according to the Pew Internet & American Life Project. Today, about 60% do. Only 3% use dial-up.

The difference in performance is like that between a bullet train and a steam locomotive.

Want to stream movies on Netflix or video-chat on Skype in Darwin? Forget it. Check out Wal-Mart's weekly sales flier? Schedule an hour. Peruse the latest funny-cat videos onYouTube? The incessant buffering might induce a seizure.

Want to surf the Web while talking on the phone? Well, you can't.

"I understand that you have to give up certain things to live in a beautiful area like this," Rothgeb said. "But I didn't move here to get away from everybody."






Ici, au bord de l'autoroute de l'information, les téléphones portables deviennent stupides, les vidéos en streaming se transforment en ruisseau et un simple téléchargement se traîne comme un pneu à plat.
Darwin est une ancienne ville minière cloîtrée entre les montagnes désertiques du Parc National de la Vallée de la Mort et le centre d'essai d'armement de China Lake. La trouver n'est guère aisé —le panneau qui indiquait la bifurcation sur la 90 a été volé récemment.
À Darwin, il n'y a ni nourriture, ni carburant, ni logement, ni aucune entreprise, d'ailleurs. Il y a un seul  panneau "Stop". Les gens sortent de leur mobile homes ou de cabanes de mineurs squattées peu avant 11h 30 chaque matin et se rendent à la poste pour y attendre le courrier.
Un panneau à la lisière de Darwin annonce que la population est de "50 habitants, grosso modo". En réalité, c'est une trentaine, et les carcasses de voiture sont trois fois plus nombreuses. Il y a des retraités, des artistes, des solitaires, des excentriques — des âmes indépendantes qui ont accepté le fait que le coût de la vie dans un recoin paisible de Californie est un trajet de 150 kilomètres jusqu'au centre commercial le plus proche.
"Nous sommes un peu plus que ruraux", dit John Rothgeb, 67 ans, qui vit dans le désert depuis les années 1970, d'abord dans son fourgon, avant de s'installer à Darwin. "Ça ressemble plutôt à la Frontière".
Mais les pionniers du XXIe siècle ont davantage de besoins que simplement la nourriture, l'eau, un toit et de la place. Ils ont besoin d'être connectés. Ils ont besoin du haut débit. Et le gouvernement fédéral dépense des milliards de dollars pour le leur apporter.
Darwin est emblématique de la fracture numérique du pays — la disparité entre ceux qui disposent de l'accès au haut débit et ceux qui sont pris dans l'ambre des années 1990, avec des connections par modem.
En 2000, à peine 3% des Américains adultes utilisaient le haut débit chez eux, d'après le Pew Internet & American Life Project. Aujourd'hui, environ 60% le font. À peine 3% utilisent un modem.
La différence en termes de débit est celle entre un TGV et une locomotive à vapeur.
Vous voulez regarder un film en streaming sur Netflix ou bavarder en vidéo sur Skype à Darwin? Laissez tomber. Vous voulez vérifier les promos hebdomadaires chez Walmart? Prévoyez une bonne heure. Jeter un coup d'œil à des vidéos rigolotes sur YouTube? Les blocages incessants pourraient provoquer une attaque cérébrale.
Vous voulez surfer sur le net tout en téléphonant? Eh bien, c'est impossible.
"Je comprends bien que vous devez renoncer à certaines choses pour vivre dans un endroit aussi beau que celui-ci", dit Rothgeb."Mais je ne suis pas venu m'installer ici pour tout quitter".

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