samedi 5 novembre 2011

Quand est-ce qu'on mange, dis?


Only by going alone in silence, without baggage, can one truly get into the heart of the wilderness. All other travel is mere dust and hotels and baggage and chatter.
John Muir

Ce n’est qu’en s’y rendant seul, en silence, sans bagages, qu’on peut vraiment pénétrer au cœur de la nature sauvage. Tout autre forme de voyage n’est que poussière, hôtels, bagages, et bavardages.


À mes comparses habituels.
Arête NE du Vignemale, 1978.


Le PCT est un sentier américain, un vrai, aussi américain que la tarte aux pommes, comme ils disent. Et ça se voit. J'aime beaucoup les Américains, je pense que ça se voit, ou se verra, aussi. Je ne sais pas si j'aurais eu une telle attirance pour le même parcours au Kamtchatka. Mon bonheur, ce sera de faire un parcours cinglé dans un cadre somptueux, CHEZ les Américains. Les Américains peuvent être dingues et comme vous le savez, j'éprouve une forte attirance pour cette espèce. Ils sont en outre incroyablement gentils et généreux, j'aurai l'occasion d'y revenir. En clair, c'est aux États-Unis que je suis généralement le plus heureux. Le Consulat américain de Paris m'a accordé un visa de dix ans; il n'est en conséquence pas certain que je rentre.

Le PCT est donc un parcours intégriste pour cinglés. En corrélation directe avec la relation extrêmement paradoxale que les Américains ont toujours entretenu avec la nature, leur meilleur ennemi, un sujet sur lequel j’ai quelques lumières et qui m’a occupé pendant plus de cinq ans et 700 pages. En conséquence, cette vision extrémiste de ce que doit être le wilderness, la nature sauvage, interdit tout aménagement. On ne transige pas avec Dieu, ou le diable, c'est selon. La nature d’avant Adam et Ève, comme me l’avait précisé le randonneur sur le John Muir Trail qui m’avait ainsi involontairement mis sur la piste d’une thèse de doctorat. Vaste programme ! Sur 4300 km, il y a à ma connaissance deux cabanes.
La signalisation est minimaliste, pas de refuge, quasiment aucune possibilité de ravitailler sur le parcours. Pas de doute, on a affaire à une vision hard de ce que doit être un parcours de randonnée. Un pèlerinage dans les cathédrales de la nature, devrais-je dire. Et accessoirement, à partir de Kennedy Meadows, on a beau être en Californie, l'État le plus peuplé, on entre dans un secteur de haute montagne de 300 km et d’une dizaine de jours de marche sans la moindre route, ni trace de civilisation. Autonomie alimentaire totale. Dans un tel contexte, un McDo passerait pour le restaurant des frères Troisgros à Roanne qu’on aurait réinstallé dans la Chapelle Sixtine.

Vous prendrez un Big Mac, ou le menu mongol?


Comment donc fait-on pour se sustenter, ou au moins pour survivre ? Là encore, il s’agit de mettre au point une stratégie et plusieurs écoles s’affrontent.
On peut tout préparer à l’avance, passer des mois à cuisiner et déshydrater des plats, préparer des paquets, calculer les rations, quelques 450 repas, mettre tout ça en colis et se les envoyer poste restante à l’avance le long du trajet. Cela présente un avantage indéniable : on sait ce qu’on va manger. Mais aussi plusieurs inconvénients non négligeables : on se lasse de ce qu’on avait imaginé vouloir manger, beaucoup plus vite qu’on ne le pensait. C’est une organisation logistique lourde et coûteuse. Et si on abandonne en route, beaucoup de colis croupiront dans des bureaux de poste ou des stations services au fin fond de l’Oregon.
Diamétralement opposée est la stratégie qui consiste à ne rien préparer et compter sur un ravitaillement dans les villes vers lesquelles il faut nécessairement redescendre une fois par semaine, en faisant du stop dans la plupart des cas. Exactement ce qui se passerait en faisant la traversée des Pyrénées, s'il fallait chaque semaine redescendre à Tarbes ou à Pau pour ravitailler.
L'inconvénient majeur est qu’on dépend totalement des ressources alimentaires locales et elles peuvent être terribles. Ce que les Américains qualifient de « ville » sur une carte peut s’avérer absolument redoutable : une station service, deux masures délabrées, profusion de carcasses de voitures, et hop! on a une ville. Façon Lucky Luke. Dans la station service, si elle n’a pas été abandonnée, tout l’échantillonnage des paquets de chips et quelques sucreries.
De plus, ce que les Américains jugent comestible est souvent effrayant pour des estomacs européens et le McDo en devient gastronomique. Pop Tarts, Ramen, beurre de cacahuète, Snickers, la liste est longue, mais ma recommandation brève : n'y pensez même pas. Sauf en cas d'urgence.

Cela peut être lourd de conséquences. On estime qu’un hiker a besoin de 7000 calories par jour, et de préférence d’une alimentation à peu près équilibrée. Il est néanmoins mathématiquement impossible de porter les rations nécessaires pour assurer cet apport. Ce serait beaucoup trop lourd. Le déficit calorique se creuse donc très vite, et gravement, de sorte que la priorité absolue à l’arrivée hebdomadaire en ville est de se goinfrer. Gravement. Rolling Thunder, qui a fait le PCT en 2006 et dont j’ai adoré le journal, qualifiait le résultat escompté de « coma cholestérolémique ». Il vaut mieux dans ce contexte particulier éviter de ne se nourrir que de chips et de pop tarts le reste du temps. Le rendement pourrait s’effondrer.

Le bon choix est probablement un panaché de ces deux stratégies. Il faut bûcher la question. De surcroît,  il est nécessaire, en tout état de cause, de s’envoyer un colis, qu’ils appellent « bounce box », la boîte qu’on fait rebondir, dans laquelle on enfourne l’équipement dont on peut occasionnellement avoir besoin, sans avoir envie de le porter tout le temps. UL oblige. Des piles, du papier toilette, des vêtements de rechange, des cartes, des cartouches de gaz, le piolet et les crampons qui serviront dans la Sierra, mais pas dans le désert, etc. La bounce box est réexpédiée après usage, de ville en ville.

La bonne nouvelle, c’est que parcourir le PCT devrait être salutaire pour une légère... euh, surcharge pondérale. Et elle vous offre la seule occasion de votre vie de vous goinfrer sans réserve et sans culpabilité. Au moins une fois par semaine, en vérité.




Un p'tit post-scriptum: 
Wilderness: nature sauvage et vierge, de préférence sans intervention humaine. Dans ce contexte, il est intéressant de noter que mes copains hikers se réjouissent en ce moment qu'on ait aperçu un loup en Oregon, près du PCT. Ils prient tous les soirs pour le retour des grizzlies, qui ne sont pour l'heure qu'en Colombie britannique, même si on pense que certains sont déjà revenus dans la Chaîne des Cascades. 
Et voici ce qu'écrivait un randonneur hier soir. Ca en dit long sur le regard porté sur la nature:

"Of course, some folks would howl about it -- but I never felt entitled to
the wilderness or the wilds as a kind of picturesque safe & sound
playground. I like my wilds with teeth in it. And I get along fine that way."



"Bien sûr, il y en a qui vont hurler, mais je n'ai jamais pensé avoir droit à une nature qui ne serait qu'un terrain de jeu pittoresque et sans danger. J'aime que ma nature ait des crocs. Et ça me va très bien comme ça."





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