John Muir
Le monde est vaste et je veux y jeter un bon coup d'œil avant qu'il ne fasse nuit.
Ceux à qui je dois tant de bonheur(s). |
En des temps très anciens, quand j'ai commencé à faire de la montagne, à l'âge de 14 ans, on portait des charges absurdes. Les sacs de montagne étaient en grosse toile, certains avaient encore l'armature et la forme en poire de ceux des conquérants de l'Eiger dans les années 30. Si, si, quand je regarde les photos d'Heinrich Harrer et Fritz Kasparek dans l'Eigerwand, je crois voir Jannick et Jean-Michel... devant la cabane du berger des Forges d'Abel. Les choses n'avaient finalement pas tellement évolué depuis. À l'exception des chaussures: on ne portait tout de même plus de croquenots à tricounis, ces clous qui étaient censés rendre les semelles plus accrocheuses. Dans les années 60, Vittorio Bramani et sa miraculeuse semelle Vibram étaient passés par là. Mais pour le reste, on nageait encore en pleine folie. Coton, laine, knickers en velours côtelé et grosses chaussettes, la chemise en laine de trappeur, celle qui gratte bien quand on transpire. La panoplie de Gaston Rébuffat, sans le talent.
Kasparek et Harrer dans la face nord de l'Eiger, 1938. |
J'ai encore une image de ma première sortie avec Jannick et Robert, à 14 ans, au fond de la Vallée d'Aspe. Jannick portait, entre autres, 4 ou 5 kg... de pain. Ne parlons pas de la tente, une canadienne en toile dont le poids ferait s'évanouir mes thru-hikers à la silhouette de lévriers qui passent leurs nuits sous une simple toile vaporeuse (tarp) aussi lourde qu'une aile de papillon. Mon sac à dos, que je conserve comme une relique sainte, était un Millet en toile grise dont le fond était en cuir retourné, de sorte que dès qu'il était mis en contact avec la neige ou la pluie, il s'alourdissait encore d'un bon kilo. Il m'est arrivé de monter en hiver vers une cabane en tirant une luge... chargée de bois!
On n'aurait même pas envisagé de sortir sans des chaussures de cuir qui devaient bien peser deux kilos chacune. À cette époque, notre jeunesse nous permettait de ne pas ciller, et nous avions l'excuse de ne pas pouvoir disposer des progrès de la technologie, qui ont transformé l'activité montagne de la même manière qu'un iPad face à une machine à écrire Remington.
Mais l'apprentissage est lent, très lent, quand il s'agit de vaincre aussi le poids des habitudes. En 1996, pour le John Muir Trail, mon sac était tellement lourd que je ne pouvais pas le soulever tout seul et je le posais sur un rocher pour me glisser dans les bretelles. Amis cinglés, bonjour!
Ah! Si les jeux vidéo avaient existé, je n'en serais pas là aujourd'hui! |
J'te l'avais dit, qu'il était trop lourd, ton sac! John Muir Trail 1996 |
Les Américains, dans ce domaine comme dans d'autres, ont eu l'immense avantage - et l'intelligence - de faire table rase du passé et des traditions et de poser sur toutes leurs activités le regard neuf du pragmatisme. Pourquoi s'emmerder à porter de lourdes charges? A-t-on réellement besoin de tout ce fourbi? Et leur philosophie, avec l'aide d'une technologie de pointe, se résume à deux slogans: le plaisir augmente quand le poids diminue, et il faut choisir entre le confort de la nuit et le confort de la journée. Si je veux passer mes nuits confortablement, j'emporte beaucoup d'équipement. Si je veux marcher sans trop souffrir, j'en emporte le moins possible. Or, je passe davantage de temps à marcher qu'à dormir. CQFD.
Il faut également prendre en compte le fait que la randonnée ultra-longue distance est inscrite dans la génétique américaine. Une question de taille de leur continent, une réminiscence des aventures des pionniers qui traversaient l'Amérique à pied. Les Mormons l'avaient fait en tirant des charrettes à bras! De l'Ohio à Salt Lake City, en Utah. Les thru-hikers ne tirent plus de charrettes, ils ont développé des techniques sophistiquées et une philosophie intransigeante pour alléger la charge. Une nouvelle sous-catégorie de la communauté des dingues furieux: celles des UL. Ultra-Light hikers, les adeptes de la randonnée ultra-légère.
Alors là, il faut bien comprendre qu'on entre dans un cénacle, une chapelle d'extrémistes. Des ascètes. Des jusqu'au-boutistes. Une fois passées les bornes, il n'y a plus de limites. Ceux qui renoncent à tout, ou presque. Ceux qui coupent le manche de leur brosse à dents. Ceux qui ne portent pas de sous-vêtements pour gagner encore un peu de poids. Ceux qui n'emportent pas de réchaud, ceux qui n'emportent pas de tente, ou alors transigent pour un tarp de 150 grammes. Et tant pis si les moustiques et les fourmis les dévorent tout crus ou si un serpent à sonnette songe à venir se mettre au chaud près d'eux. Ceux que l'on voit maintenant randonner... pieds nus pour être plus légers. Les moins intégristes qui acceptent de porter des nu-pieds. C'est une question d'imagination, et tous les exemples ci-dessus sont authentiques. Mon copain Alan Julliard randonnait en Alaska sans tente. Quand je lui ai demandé comment il s'y prenait, il m'a répondu benoîtement: "Eh bien, je m'accroupis sous un arbre et j'attends le matin..." Des émules de Gandhi, en quelque sorte. Des sadhus de la montagne.
Un UL dans le désert du Mojave. |
Les UL se font photographier au monument 78, à Manning Park, en tenant leur sac à dos du bout du doigt. Les UL regardent avec condescendance et mépris ceux qui dorment sous une tente, quand bien même ne pèserait-elle qu'un petit kilo, comme la mienne. Leurs sacs à dos sont des pochettes en mousseline qui imposent d'emporter un petit nécessaire de couture pour recoudre à tout instant ce qui se déchire.
Randonnée non-UL au Bhoutan. |
Quand on entre dans cette secte éthérée, il est donc nécessaire de déterminer quelle obédience on choisit. Blanc, ou plus blanc que blanc? Évidemment, plus personne, pas même les bourrins comme moi, ne porte de grosses chaussures de montagne en cuir, comme les Galibier Super-Guide que j'ai finalement réussi à user dans les Pyrénées.
Mais au-delà de ça, nombreux sont les choix tactiques. Non pas: "Que dois-je emporter?" mais bien plutôt: "Que dois-je éliminer?"
Et là, il faut bien reconnaître que je suis TOTALEMENT disqualifié d'emblée, un objet de railleries pour cinq générations au moins, parce que je ne renoncerai pas à porter mon appareil photo. Ça ne paraît pas si grave que ça, mais il faut que je précise que je suis, moi, un membre de l'Église des intégristes de la photo et que mon appareil pèse... 3,5 kg! J'en entends glousser, outre-Atlantique. Et encore, je fais des sacrifices déchirants: je ne prendrai probablement que deux objectifs. Si on m'arrache mon Nikon des mains, je ne pars pas...
Une fois ces prolégomènes posés, comment faire pour ne pas être définitivement plombé, au propre et au figuré? D'abord, on part aux États-Unis, ce que j'ai fait avec Roger fin août. Les États-Unis, c'est La Mecque des UL. Et REI, la chaîne de magasins de matériel de sports dans laquelle j'ai mes entrées et dont je suis adhérent depuis des années, est mon antre du démon. C'est là qu'on peut trouver des "sporks", ces combinés fourchette-cuillère en titane qui ne pèsent que 10 g. C'est là qu'on trouve des réchauds à alcool de 25 g, des anoraks de 180g. C'est de là aussi qu'on sort ruiné. C'est comme les bikinis, plus c'est léger et petit, plus c'est cher.
Pour le reste des choix, je ne parlerai que sous la torture. Peut-être pas, d'ailleurs, parce qu'un certain nombre de décisions n'ont pas encore été arrêtées. Une (grosse) décision que j'ai prise, en revanche, a été de me faire faire un sac à dos sur mesures (j'en entends encore qui gloussent dans le fond) par... Dan McHale, à Seattle. L'Ettore Bugatti des sacs de montagne. Oui, oui, marrez-vous, je sais, je suis le mec qui va à Los Angeles acheter une petite cuillère en titane et qui fait faire son sac à dos à Seattle. Complètement taré. Anne-Marie est une sainte de me supporter. Mais c'est bien pour ça que je pense pouvoir entrer dans l'Église des dingues furieux...
G E N I A L !!!!!!!
RépondreSupprimerquel pied !!!...
r.