dimanche 27 novembre 2011

Un premier jour


"Lutter contre le vieillissement c’est, dans la mesure du possible, ne renoncer à rien. Ni au travail, ni aux voyages, ni aux spectacles, ni aux livres, ni à la gourmandise, ni à l’amour, ni à la sexualité, ni au rêve". 
Bernard Pivot
(Merci à Jean-Pierre pour la citation...)





Première étape du Pacific Crest Trail. De Campo à Lake Morena. 32 kilomètres dans le désert. Voici le récit qu'en a fait Ben.

Ben Wielechowski, Day One: Comfort Comes in Small Doses, in The Pacific Crest Trailside Reader, Ed. The Mountaineers Books, Seattle, 2011.


Photo Aaron Doss (www.pcta.org)



[…] On nous avait avertis à propos du désert. On avait entendu parler de la chaleur insupportable et de l’absence d’ombre. On savait qu’il fallait porter beaucoup d’eau. Mais après avoir pris plusieurs litres dans des toilettes voisines, nous nous sommes dit que – peut-être – nous n’avions pas besoin d’autant. Mes sept litres se sont transformés en cinq. Paul s’est débrouillé pour en prendre six. Nous avons mis de la crème solaire, nous sommes contorsionnés sous le poids des sacs, et nous sommes partis vers la frontière. Il était déjà 13 heures.

Paul et moi savions que l’heure était un problème, surtout du fait que la prochaine source d’eau fiable se trouvait à l’arrivée, à 32 kilomètres de là. Pourtant, l’excitation de pouvoir enfin mettre les pieds sur le sentier après des mois de préparation nous a semble-t-il fait oublier ces problèmes potentiels. Nous avons pris la pose et fait des photos au monument qui marque le terminus sud. On montrait du doigt les hélicoptères et on criait en direction des patrouilles de garde-frontière qui soulevaient des nuages de poussière au loin. On riait. On faisait la fête. L’aventure commençait.
Et puis, nous avons commencé à marcher vers le nord. Des lézards détalaient sur le chemin. Nous avons contourné de gros blocs de rocher, puis il y a eu une succession de montées et de descentes. Contourné des falaises, longé des crêtes. Des pistes poussièreuses, puis une voie ferrée, déchiraient un paysage couleur bronze. Sous un soleil de plomb. Nous faisions une pause tous les trois kilomètres. Nous buvions quand c’était nécessaire. Au bout de huit kilomètres, nous sommes passés devant la seule et unique source d’eau propre entre la frontière mexicaine et le camping du Lac Morena. Nous y avons trouvé Todd qui faisait le plein. Il a eu un sourire étrange et, en voyant la source, nous avons compris pourquoi. La mare était peu profonde et stagnante, pleine d’algues et de débris. Paul et moi avons jeté un coup d’œil, vérifié nos outres, et nous avons pris la décision de continuer jusqu’à la prochaine source potentielle, à deux kilomètres.

Une heure s’est écoulée. Toujours pas d’eau. Nous avons donc continué de grimper en lacets à flanc de montagne. Puis nous avons suivi une crête sur des kilomètres, au milieu des buissons de sauge, de chênes nains et de yuccas. La chaleur rayonnait des rochers et mon dos était trempé de sueur. Paul a commencé à avoir des quintes de toux au fur et à mesure de notre ascension. Il disait que ça allait. Il avait juste du mal à respirer à cause de l’altitude.
Vers 4 heures, j’ai commencé à me sentir mal et à avoir la nausée. Nous n’avions fait que quatorze kilomètres, il en restait dix-huit, et j’hésitais à m’arrêter pour manger. Mais nous avions atteint un endroit où de gros blocs nous protégeaient du soleil de feu. Lorsque Paul a surgi, j’ai vu ses épaules s’affaisser et un large sourire éclairer son visage.
« J’espérais que t’allais t’arrêter bientôt », a-t-il dit en posant son sac. Nous nous sommes assis à l’ombre, silencieux et rêveurs. Je réfléchissais à ma ration d’eau tout en buvant un demi-litre, réchauffé par le soleil. Je ne me sentais pas bien, mais après un moment de repos et deux sandwiches au thon et au fromage, mon mal de tête avait passé. Paul a mangé du thon, du miel et retrouvé des couleurs. On a plaisanté un peu avant de remettre nos sacs de vingt kilos sur le dos.
Le casse-croûte m’avait ragaillardi et j’ai demandé à Paul si je pouvais partir en avant. Nous nous sommes mis d’accord pour nous retrouver à chaque heure pour vérifier que tout allait bien.
Avant la descente vers le canyon Hauser, nous avons réfléchi aux possibilités. Il nous restait une heure de jour, et encore neuf kilomètres pour atteindre le Lac Morena. « Je pense qu’on devrait essayer de sortir du canyon et de franchir le sommet suivant avant la nuit », ai-je dit, en montrant du doigt la falaise massive de l’autre côté du canyon. « Tu peux y arriver » ?
« Ouais, mais je vais marcher plus lentement. Pars devant », a ajouté Paul, avec une violente quinte de toux. Il paraissait épuisé, son visage blême et sa chemise en polyester blanche étaient couverts de la poussière qu’il avait soulevée en marchant. Mais il avait l’air sûr de lui et je suis parti.
L’ascension pour sortir du canyon Hauser était la dernière grosse grimpette de la journée, la plus grosse en fait. Un bon 300 mètres de dénivelé sur deux kilomètres de distance. J’avais retrouvé mon deuxième souffle et j’ai attaqué la montée plein d’énergie. Les gros chênes qui remplissaient le canyon se sont espacés, la sauge et les épineux bordaient à nouveau le chemin. Cette végétation rabougrie nous offrait une vue spectaculaire à l’ouest, en direction du canyon, au soleil couchant.
Ce coucher de soleil ne ressemblait à rien de ce que j’avais déjà vu. Pas de nuages à l’horizon comme dans mon Midwest natal. Le ciel s’étirait, limpide et bleu, et les couleurs étaient toutes vives et bien tranchées, jusqu’à ce que le soleil disparaisse à l’horizon, créant un arc-en-ciel de couleurs. J’étais tellement impressionné par le spectacle et plein d’adrénaline que je suis monté rapidement. À l’arrivée au sommet, j’avais la gorge sèche et la sueur coulait de mon visage et mes bras. J’avais perdu trop d’eau pendant la montée.

J’ai bu mon dernier litre et j’ai attendu Paul. J’ai allumé ma lampe frontale et éclairé le sol, attentif aux scorpions, serpents à sonnette et tarentules. Des chauve-souris de la taille de corbeaux faisaient des piqués. J’attendais toujours, mon imagination commençait à travailler et ma déshydratation à s’aggraver. Et puis, j’ai fini par redescendre le chemin pour voir où était Paul. Je voyais le faisceau de sa lampe faire des allers et retours le long des lacets interminables. Il est arrivé en haut épuisé ; sa voix était sourde et il se déplaçait maladroitement.
« Faut que je m’arrête. J’en peux plus ».
Nous nous sommes assis sans dire un mot. Paul buvait des gorgées d’eau de son outre. Ses quintes empiraient. J’avais peur – de la marche de cinq kilomètres dans le noir, de manquer d’eau. Je me demandais si Paul pourrait arriver à destination sans vomir du sang ; je donnais des coups de pied nerveux dans les cailloux noirs.
« On continue à marcher ensemble, ok » ?

Nous sommes repartis. Vers le nord, le chemin était moins raide et s’élargissait. Le ciel nocturne scintillait dans toutes les directions, un kaléidoscope infini. On entendait le bourdonnement d’un hélicoptère au loin. J’imaginais une armée de 4x4 qui nous éclaireraient tout d’un coup – deux randonneurs innocents pris par erreur pour des immigrants clandestins cachés dans les épineux. Mais la végétation était silencieuse, à l’exception de quelques mulots qui détalaient sur le chemin, et dont nos lampes illuminaient les yeux globuleux.
C’était la nuit de marche la plus longue que j’aie jamais connue – ce parcours allait s’avérer être une longue série de premières. Avant ce soir-là, j’avais absolument horreur de marcher la nuit. J’étais terrifié à l’idée de me balader dans un territoire inconnu plein de créatures diverses, surtout dans le noir. Marcher de nuit dans le désert, c’était très différent. Nous étions des géants au milieu de la végétation naine, les étoiles offraient suffisamment de lumière pour nous réconforter et nous faire croire que l’inconnu était en quelque sorte moins redoutable. C’est pas si terrible que ça, pensai-je. Mais j’ai aussitôt imaginé que la déshydratation avait commencé à affecter mon cerveau.
« Il faut que je m’arrête, Ben, il faut que je m’arrête », a dit Paul, me ramenant brutalement à la réalité du sentier. « J’ai la nausée. Je dois manger un morceau ». Il peinait à respirer. Il a jeté son sac et s’est allongé au milieu du chemin, en appuyant la tête sur son sac.
« Ça va ? T’as assez bu » ?
« Oui, faut juste que je me pose ». Paul a enlevé sa lampe et s’est mis à tousser violemment dans le noir. Sa silhouette était secouée de convulsions. Je faisais les cent pas sur le chemin, et j’essayais de décider de ce qu’il fallait faire. Il devait déjà être 22 heures. Nous n’avions plus d’eau. Paul était en train de s’éteindre rapidement – plus d’énergie, plus de tenue, plus de volonté. Il fallait que je fasse quelque chose. Aller au camping sans lui et revenir chercher son sac ? Aller au camp et revenir avec de l’eau ? Porter son sac ? Le porter ? La seule chose dont j’étais sûr était qu’il fallait aller jusqu’au camping. Il le fallait. Mais c’est alors qu’il a dit ce que je redoutais depuis un moment :
« Je crois que je vais pas y arriver. Je vais peut-être dormir ici. Je peux passer la nuit ici », a-t-il dit, avec une nouvelle quinte si violente que j’ai cru qu’il avait vomi.
« Pas question, mec. Désolé. C’est impossible. On doit continuer ». La situation était devenue grave. Je le savais, et je suis sûr que Paul le savait aussi.
« Je sais », a-t-il dit. « Continue de me pousser. Surveille-moi ». J’ai ouvert son sac, j’ai pris sa tente, ses ustensiles de cuisine et je les ai mis dans mon sac.
Nous sommes repartis. Au bout d’environ quinze minutes, Paul s’est remis à parler. « Je me sens mieux. J’avais juste besoin de manger. Je peux plus continuer comme ça. Il faut que j’écoute mon corps ».

« Eh, ça ne devrait plus être très loin ». Les lumières d’une ville, dont j’espérais que c’étaient celles du Lac Morena, brillaient dans la vallée en-dessous. Nous étions près. J’ai commencé à me réjouir, mais chaque fois que Paul avait une nouvelle quinte de toux, je frémissais. Je me suis dit qu’on n’était pas encore tirés d’affaire. La situation pouvait s’aggraver à tout instant. Cette journée toute entière devrait nous servir de leçon – nous avions manqué la source, j’avais failli vomir parce que je ne mangeais pas assez, Paul n’avait pas réussi à sortir du canyon avant la nuit, j’avais commencé à souffrir de déshydratation, et surtout, Paul avait failli renoncer en plein milieu du chemin.

Nous sommes arrivés au camping un peu après 23 heures. 
[...]

4 commentaires:

  1. Rassure moi, c'est pas une histoire vraie ?

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  2. Oh, que si! Le bouquin dont c'est extrait regroupe toute une série de récits liés au PCT, dont certains témoignages de hikers. Mais il faut bien reconnaître qu'ils ont commis une erreur majeure, celle de l'heure de leur départ.

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  3. Yep ... ou celle de partir tout court !
    Sont-ils arrivés au Canada ?

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