"Determine never to be idle... It is wonderful how much may be done if we are always doing."
Thomas Jefferson
"Prenez la décision de n'être jamais inactifs... Il est merveilleux de constater tout ce qui peut être accompli quand on agit tout le temps".
Je suis souvent rattrapé par mon ancienne profession. Difficile d'y échapper. Je suis sûr que vous l'avez déjà remarqué. J'enseignais l'histoire américaine. Je racontais des histoires, aussi. Non, je ne racontais pas des histoires, je racontais des histoires de l'Histoire. Enfin bref, vous me suivez?...
C'est certainement un des plaisirs que j'aurai à arpenter l'Ouest américain. Des lieux, des noms font ressurgir dans mon esprit torturé des épisodes de l'histoire américaine que je trouve si fascinante. Vous rendez-vous compte qu'en franchissant la Columbia River, sur le Pont des Dieux (Bridge of the Gods), je pourrai me représenter les embarcations de Lewis et Clark si proches de leur incroyable objectif et de leur hivernage à Fort Clatsop? Non? Bon, tant pis.
Carson Pass, par exemple, où mon ami John a promis de venir me rejoindre avec une douche portable, des boissons fraîches, et un orchestre (!), tient son nom de Kit Carson, un sacré salopard, qui a aussi donné son nom à la capitale du Nevada, Carson City. L'historiographie en a fait un héros de la conquête de l'Ouest, comme toujours, à la sauce Custer, mais je ne suis pas sûr qu'il ait laissé le même souvenir auprès des Navajos.
Le double effet KissCool, façon Kit Carson.
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Et à Donner Pass, à l'endroit où le PCT traverse l'Interstate 80, près du Lac Tahoe, là où Karen et Phil doivent venir me récupérer, je serai à nouveau dans un lieu incroyablement touchant, pour moi, du moins. J'y passe régulièrement, en voiture. Il y a une dizaine d'années, je m'y suis baladé dans les bois, un jour lugubre, brumeux et enneigé du printemps et j'y ai été submergé par l'émotion. Pour que vous compreniez pourquoi, il faut que je vous raconte une histoire.
Dans les années 1840, les États-Unis se trouvaient dans l'Est. Loin, loin, loin, à l'autre bout du continent. Ce continent, d'ailleurs, "appartenait" essentiellement aux Français et aux Espagnols. Accessoirement, aux tribus indiennes qui y vivaient depuis des siècles. Ironie de l'histoire: dans la grande lutte impérialiste pour s'emparer de l'Amérique du Nord et de ses richesses, les petites colonies anglo-saxonnes étaient a priori les losers, face à la puissance colonisatrice des Français et des Espagnols. On dit merci à Napoléon qui leur a vendu pour trois queues de cerises le tiers des États-Unis actuels. Le génie français en marche, ou l'art de se tirer une balle dans le pied.
La Californie était mexicaine, c'est-à-dire espagnole. Peu de temps avant notre histoire, le Mexique s'étendait encore jusqu'au Canada, c'est dire. Ça simplifiait le parcours de la frontière mexicaine à la frontière canadienne: il suffisait d'un pas. Record de vitesse du PCT: 1,3 seconde.
Mais le climat californien était déjà réputé, les opportunités économiques qu'on y trouvait aussi, bien avant Kerouac, bien avant la Silicon Valley, bien avant Hollywood. De plus, les États-Unis souffraient (déjà) d'une grave crise économique. Le chômage et tout le toutim. Ce que j'aime, dans l'histoire, c'est qu'on comprend vite qu'elle n'est qu'un éternel recommencement. Pour connaître l'avenir, regardez dans la boule de cristal du passé.
Bref, ces divers paramètres ont déclenché une vague d'émigration américaine vers la Californie. Mais ça, c'était la "bonne" émigration, celle des gentils Américains dans la dèche qui cherchaient une vie meilleure à l'ombre des palmiers californiens. Pas celle des méchants Mexicains dans la dèche qui cherchent une vie meilleure à l'ombre des palmiers californiens. À cette époque, c'étaient les Américains qui émigraient vers le Mexique. On est priés de ne pas rigoler. Et les Mexicains de Californie étaient priés de fermer leur gueule. Déjà.
Mais c'était une chose de décider de partir pour la Californie, c'en était une autre d'y parvenir. Le réseau de transport souffrait de quelques déficiences. Vous aviez trois possibilités:
Monter dans un chariot tiré par des bœufs (ouais, le coup des chevaux, c'est plus sexy, mais c'est pour les westerns) et traverser tout le continent — et les territoires de diverses nations indiennes pas forcément heureuses de vous voir passer dans leur jardin — à la vitesse d'une vache. Ah oui, il y avait quelques chaînes de montagnes aussi. Et les routes n'étaient pas terribles. Et il fallait prendre en compte, comme sur le PCT, la question des saisons. Franchir la Sierra Nevada avant l'hiver, la neige, les torrents en crue, bref, vous connaissez...
Autre possibilité, partir pour New-York, monter dans un bateau, descendre jusqu'en Amérique centrale, débarquer, traverser la jungle à pied, prendre un autre bateau sur la côte Pacifique et remonter jusqu'à San Francisco (Yerba Buena, à l'époque).
Enfin, pour les plus paresseux, le bateau à New-York, mais on restait à bord, si possible, jusqu'à San Francisco, après passage du Cap Horn. Quelques mois de voyage.
Euh, est-ce que je peux réfléchir cinq minutes avant d'acheter mon billet? Vous faites une réduc pour les familles nombreuses?
En 1846, la famille Donner, d'origine allemande, comme son nom l'indique, décide de quitter les États-Unis pour partir en Californie. Ras le bol de la crise. C'est curieux, cette propension des gens qui sont dans la merde à vouloir aller s'installer ailleurs, tout de même. Allez, fourrez-moi tout ça en centre de rétention!
Ils ont choisi la voie terrestre, d'autant qu'un guide du routard de l'époque vient d'être publié par un dénommé Lansford Hastings. L'itinéraire que décrit Hastings pourrait s'avérer miraculeux pour eux. En effet, la traversée du continent devait s'effectuer entre la fin du printemps — afin que le niveau des rivières ait suffisamment baissé — et l'arrivée de l'hiver dans la Sierra Nevada, qui rendait infranchissable le seul passage vers la Californie du nord. Refrain connu. Ce n'était pas une mince affaire. Fallait pas traîner en chemin pour respecter le timing. L'itinéraire était relativement bien connu; il se scindait en deux branches dans les Rocheuses, où certains partaient vers l'Oregon, c'est-à-dire en réalité tout ce qui était au nord de la Californie. La majorité des émigrants filait — si l'on ose dire, à la vitesse d'une vache qui broute — vers le Nevada actuel, et franchissait la Sierra Nevada près du Lac Tahoe, en longeant la rivière Truckee.
Mais il fallait auparavant, à l'approche du territoire depuis peu colonisé par les Mormons, et qui deviendra l'Utah, contourner la chaîne des Wasatch, une formidable barrière en travers de leur chemin. Or, Hastings proposait un nouvel itinéraire direct au travers des Wasatch, un gain de temps de près d'un mois, qu'il disait.
Les Donner ont acheté le guide de Hastings, ils rassemblent tous ceux qui souhaitent se joindre à leur expédition. Une centaine de personnes en font partie. Tous leurs biens ont été empilés dans les chariots. Et ils se mettent en route.
Le guide de L. Hastings.
Un des grands attrape-couillons de l'histoire.
Hastings, un Bernard Madoff du XIXe siècle.
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Je n'entrerai pas dans les détails de leur épopée calamiteuse. Ce serait trop long. Ce fut une version très éloignée de la croisière s'amuse. Et dans les Wasatch, ils se sont rendus compte qu'ils s'étaient fait escroquer. L'itinéraire de Hastings n'était absolument pas praticable par des chariots. À plusieurs reprises, il leur a fallu démonter les chariots, construire une piste, et tout transporter... à dos d'homme. Difficile à imaginer pour nous, avec nos cuillères en titane. Petits joueurs, les thru-hikers.
Bref, loin de gagner un mois, ils sont sortis des Wasatch un mois en retard, épuisés et démoralisés. Beaucoup de bœufs avaient dû être abattus, des chariots abandonnés. On s'approchait de la retraite de Russie. Mais ils ont fini par parvenir en octobre à Truckee Meadows, où se trouve dorénavant la ville de Reno que j'aime tant. Au pied du dernier obstacle, le franchissement de la Sierra Nevada par une piste fréquentée. Enfin, tout est relatif...
Ils prennent la décision de passer quelques jours au pied de la montagne, pour permettre au bétail de refaire ses forces. Il y a des moments où on prend une décision funeste, mais on ne le sait pas, bien sûr. Celle-là fut une catastrophe. L'enfer est pavé de bonnes intentions.
Ils finissent par reprendre la piste et s'engager dans la montée vers le passage qui leur donnera accès à la Californie et ses palmiers, jusqu'au terminus à Sutter's Fort, aujourd'hui Sacramento. Je peux fermer les yeux et visualiser leur parcours. Je l'ai si souvent emprunté que je le connais très bien. Reno - Sacramento par la 80. Allez, deux heures et demi de route maxi.
Les membres de l'expédition Donner sont maintenant à quelques kilomètres du col. Je dirais quatre, cinq kilomètres? Ils ont 3000 kilomètres dans les pattes, mais demain le calvaire sera fini, ou presque. Ils passent la dernière nuit avant la descente vers le soleil californien au bord du lac Truckee qui porte désormais leur nom, Donner Lake. Tout près d'un col qui s'appelle désormais Donner Pass.
Ils sont dans la Sierra Nevada. Ils ne connaissent pas El Niño. Et pourtant il va leur faire des misères.
Cette nuit-là, il commence à neiger pour la première fois de l'hiver. Il tombe un mètre cinquante de neige. Fin octobre.
Au matin, ils tentent de diverses manières de sortir de ce piège. En vain. Le col est là, devant eux, mais il est devenu inaccessible. Ils ne peuvent plus bouger. Et ils décident d'attendre le printemps là où ils sont bloqués. C'est aussi simple que ça. On reprendra la route dans six mois. Ils démontent les chariots pour construire des cabanes, à un endroit que je connais bien. Bill et Molly Person, trail angels du PCT, ont leur chalet juste en face. Ils abattent le bétail pour avoir des provisions de viande. Mais les membres de l'expédition Donner sont des citadins, pas des coureurs des bois. Ils n'avaient pas prévu devoir survivre tout un hiver dans la montagne. Et quel hiver!
À l'hiver 1846-47, El Niño a frappé très fort. Certainement l'hiver le plus froid et le plus enneigé du siècle. On sait à peu près tout sur ce que l'expédition Donner a dû affronter, parce qu'ils rédigeaient eux aussi leurs blogs. Et on les a récupérés. On connaît la température, jour après jour. On sait ce qu'il leur est arrivé. Tout. Les cabanes enterrées sous la neige, les multiples échecs de leurs tentatives de chasse. Le seul ours qu'ils ont réussi à tuer. On sait ce qu'ils ont mangé, les provisions qui s'amenuisent, le cuir des harnais qu'on finit par faire bouillir pour le manger, la famine, l'agonie et la mort de certains. On sait aussi quand ils ont commencé à manger les cadavres pour tenter de survivre.
On sait qu'il est tombé sept mètres de neige. Ils ont abattu les arbres au ras de la neige, pour se chauffer. Au printemps, les troncs dépassaient du sol. De sept mètres.
Lorsque les secours partis de Fort Sutter ont enfin pu les atteindre, au printemps 1847, il restait une quarantaine de survivants, essentiellement des femmes, quelques enfants. Un des rares survivants hommes, qui reconnut avoir consommé quelques steaks d'origine douteuse, partira s'installer à San Francisco comme prévu. Il y ouvrira un restaurant.
À l'endroit où cette épouvantable tragédie s'est déroulée, il y a maintenant des plaques vissées dans les rochers pour indiquer l'emplacement des cabanes. Et un petit musée assez émouvant, où on a rassemblé beaucoup de reliques de leur vie au bord du Lac Donner. La poupée de chiffon d'un des enfants...
C'est moi qui ai fait la traduction française de la brochure qu'on distribue aux visiteurs du musée.
Et comme je vous l'ai dit, je me suis un jour glacial promené dans la forêt, là où sont les plaques. Il n'y avait personne d'autre. Le ciel était bas et sombre. Je pensais aux membres de l'expédition Donner, à ce qu'ils avaient enduré dans cet endroit désolé, si loin et si près du soleil. Et j'ai entendu un vrombissement.
Je me suis retourné. À quelques dizaines de mètres de là, j'ai aperçu les chromes et les lumières de plusieurs énormes "trucks" américains sur l'Interstate 80. C'est l'autoroute qui traverse tous les États-Unis, de New York à San Francisco. À quelques mètres d'un endroit où, un siècle et demi auparavant, vouloir franchir ce col en hiver mettait votre vie en péril. De manière effroyable.
Les cabanes étaient adossées à ces rochers.
Donner Park State Memorial.
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La poupée de Pattie Reed, membre de l'expédition Donner.
Elle la garda jusqu'à sa mort en 1931.
Elle ne devait pas être très âgée, Pattie,
quand elle a passé l'hiver au bord du Lac Truckee.
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PASSIONNANT !
RépondreSupprimerCa y est, j'ai retrouvé Donner Pass sur notre trajet. Nous y sommes passé le 11 juillet ... et pour un thru hiker, on ne peut pas dire que ça soit vraiment un col ! La seule difficulté que l'on avait eu, c'était de passer la Highway 80 (2 x 2 voies !). Nous avions un peu loupé le chemin. Ils construisaient une aire d'autoroute dans le coin ! Je n'ai pas vu de panneau relatant l'histoire du pass ... il devait être sur l'aire d'autoroute de l'autre côté ; mais je me rappelle que nous avions préféré nous arrêter plus loin sur le chemin pour la pause de midi, loin des chevaux mécaniques bruyants ! Nous devenions sauvages ! En plus, il y avait une rivière. Sur le trail, on revient toujours au fondamentaux !
RépondreSupprimerDésolé pour les fautes d'orthographes, c'est affreux, mais je ne peux plus corriger mon post ...
RépondreSupprimerLa rivière dont tu parles, c'est la Truckee River, qui vient du Lac Tahoe et descend à Reno. C'est la "vallée" de cette rivière que l'expédition Donner comptait remonter. C'était en fait le seul itinéraire possible dans toute la région, pour franchir la Sierra. C'est aussi cette vallée qu'emprunte la 80. Il y a un passage, près du col, qui s'appelle "Emigrant Gap", la Brèche des émigrants.
RépondreSupprimerTu as raison, c'est un col un peu particulier, le seul passage évident pour des chariots, et... des voitures.