jeudi 3 novembre 2011

The Usual Suspects

Il convient de commencer par se dédouaner. Ou du moins de tenter. Qui est responsable? Qui m'a mis dans cette situation, ce projet dont on ne peut a priori pas vraiment dire qu'il soit rationnel?

Charlie, évidemment, en première ligne des suspects, celui qui m'a injecté le virus un soir d'été à Red's Meadow Resort, Californie. Charlie s'occupe toujours du Pacific Crest Trail. J'ai récemment repris contact avec lui. Il est plutôt âgé maintenant, mais chaque année il apporte néanmoins des centaines de litres d'eau, à la main, dans ce qu'on appelle une "cache", dans le désert du Mojave. Charlie est le créateur de la "Third Gate Cache", dans les San Felipe Hills; il l'approvisionne, il y porte inlassablement les bidons d'eau qui peuvent s'avérer vitaux dans le désert. Il y a plusieurs secteurs de 30 à 40 km sans une goutte d'eau. Et les températures, dès la fin avril, montent au-delà de 40°. Autant dire que les caches, que l'on doit à la générosité des "trail angels", sont essentielles, même s'il vaut mieux en réalité ne pas compter dessus. Je reviendrai plus loin sur les trail angels sans l'aide de qui ce parcours prendrait une toute autre coloration...

Charlie Jones, Sisyphe du désert.


Martine, ensuite. Elle a passé sa vie en quête de... ce qui lui confirmait qu'elle était bien en vie. Et au grand air. Qu'elle respirait la vie avec force, à pleins poumons. Montagne, canyoning, hydrospeed, rafting, elle était infatigable. En tout cas, elle me fatiguait beaucoup. La montagne était sa passion et elle me laissait rarement assis dans un fauteuil quand le week-end arrivait. La rencontre avec Charlie Jones en 1996 a eu sur elle le même effet électrisant que sur moi et elle avait pris bonne note dans son esprit de penser à faire le Pacific Crest Trail quand l'opportunité se présenterait. Mais aussi avant qu'il ne soit trop tard.
Ceux qui me connaissent, ceux qui connaissaient Martine, ne seront pas surpris de lire qu'elle est un paramètre important de mon envie de partir sur le Pacific Crest Trail. Elle s'y attaquera avec moi, comme prévu. Sa photo sera dans mon sac.

Anne-Marie m'est un autre très mauvais exemple. Dans l'Église des dingues furieux, des cinglés, des déjantés, elle occupe la chaire centrale, au premier rang. Bien au-dessus du commun des mortels. Loin, loin de tous ceux qui se prennent pour des aventuriers, mais ne le sont à vrai dire qu'au petit pied. Des ersatz de pseudo-aventuriers, au mieux. Il est même difficile de prendre Anne-Marie pour modèle, tant ce qu'elle accomplit paraît de prime abord irréalisable. Et pourtant, elle existe bel et bien et notre planète serait un lieu de vie nettement moins désespérant s'il y avait davantage d'Anne-Marie. Mais je crains que le moule n'ait été égaré.

Anne-Marie, quand même, montre jour après jour qu'on peut déplacer les montagnes, accomplir de grandes choses avec l'aide d'une volonté de fer qu'elle doit vraisemblablement à ses parents. Et une grandeur d'âme qu'elle ne doit qu'à elle-même. Surtout, Anne-Marie ne m'a hélas pas dissuadé quand j'ai évoqué ce projet taré qui trottait dans ma tête. Elle est la championne du monde toutes catégories confondues des projets tarés, c'est dire. Celle qui ramène les idées les plus foldingues à une philosophie éminemment simple: allez-y donc! On met un pied devant l'autre, on passe la première, on bouge. Sans trop se poser de questions. La philosophie de l'action, comme on me disait en Terminale. On agit d'abord, on se permet d'avoir peur plus tard, éventuellement, quand on aura le temps. Quand on a un rêve, on le réalise. Pas d'atermoiements, pas de prises de tête, pas de fausses excuses, pas de procrastination. On ne dit pas, on fait. Et sans faire de bruit, de préférence. Une fois mon projet formulé, ça ne me laissait plus beaucoup d'échappatoires... Et comme l'expression "laisser tomber" n'est pas dans son vocabulaire, je n'ai pas intérêt à rentrer au bout de 15 jours, ni même deux mois!

Cela m'amène d'ailleurs à la philosophie que je compte essayer de mettre en œuvre sur le Pacific Crest Trail: no skips, no flips, no quits. Ca fait une jolie phrase, qui sonne bien, n'est-ce pas? Elle n'est pas de moi. C'est la devise des plus intégristes des intégristes du PCT. On pourrait dire: on n'esquive pas, on ne zappe pas, on ne renonce pas. Le Pacific Crest Trail est à l'évidence une entreprise de grande envergure, susceptible de vous lancer à la figure un certain nombre d'obstacles redoutables. La grande majorité des hikers, des randonneurs, n'envisagerait pas, même la tête sur le billot, d'embrasser un poteau du monument de départ, à Campo, puis de marcher non-stop vers le nord jusqu'à Manning Park, à 4300 km de là. La plupart parcourent des tronçons plus ou moins longs, quand ils le peuvent. Et parmi ceux qui veulent faire le parcours intégral, les thru-hikers, nombreux sont ceux qui s'adaptent aux circonstances en zappant tout un secteur (skip) si la météo ou l'enneigement semblent le dicter, quitte à revenir plus tard, quand les conditions seront plus favorables, faire le tronçon manquant (flip). Et puis, la perspective d'un abandon est toujours présente (quit). Qui oserait leur jeter la moindre pierre?

Donc, en résumé, ceux qui parcourent le Pacific Crest Trail d'un trait, en une seule saison, de Campo, à la frontière mexicaine, jusqu'à Manning Park, au Canada, sans jamais esquiver le sentier ni ses difficultés, sont une micro-minorité. Mais c'est bien ça qui fait la beauté du projet, non?
D'autant que dans la catégorie des dingues furieux et la sous-sous-catégorie des "vrais" thru-hikers, il y a une sous-sous-sous-catégorie, dont on peut compter les membres sur les doigts d'une seule main. Billy Goat passe sa vie, littéralement, sur le Pacific Crest Trail. Il a fait le parcours une bonne dizaine de fois. Et Scott Williamson a gagné haut la main le titre de cinglé suprême, de Grand Timonier des dingues furieux. Je ne sais plus combien de fois il a parcouru le PCT, il a même fait plusieurs "yo-yo": je marche jusqu'au Canada et arrivé là-bas, je fais demi-tour et je repars vers le Mexique. 8600 km. Dans l'année. Non stop. Il vient ce mois-ci de battre son propre record de vitesse en terminant le parcours du nord au sud en 64 jours... Soit une moyenne de 67 km de montagne par jour.

Et pour terminer, dans la série des suspects / coupables, il y a moi. Jamais capable d'être vraiment raisonnable, toujours attiré par ce qui paraît justement démesuré, excessif, infranchissable. J'étais un terrain idéal pour le virus taré que m'a injecté Charlie. En clair, plus ça paraît con, plus ça m'intéresse. Me prouver que je peux y arriver. Pourquoi vouloir sans cesse me le prouver, c'est une bonne question et j'y répondrai après consultation de mon psychanalyste. Peut-être.


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