lundi 14 novembre 2011

Vademecum du parfait petit thru-hiker, tome 3



"L’alpinisme, à mes yeux, est presque aussi sérieux que la philosophie ou la théologie. C'est une éducation morale autant que musculaire. C'est une espèce de religion." 
Henry Russell, 1834-1909, Souvenirs d’un montagnard



Jannick, Jean-Michel, Gérard, Pierre, Jean-Jacques, Georges...


Vous avez adhéré au PCTA, vous avez fait votre choix dans le domaine de la cartographie et vous allez remercier Halfmile. Vous envisagez d'acheter un billet d'avion aller simple pour San Diego.
Il vous manque néanmoins beaucoup d'informations précieuses. Il est grand temps de consulter quelques livres.

Ray Jardine est un personnage d'exception. C'est un ingénieur qui pratiquait l'escalade extrême. Il est l'auteur, excusez du peu, de la première ascension de la face ouest d'El Capitan, dans la vallée de Yosemite, dans les années 1970. En libre. Waaoouu! Là, on est entré chez les cinglés de l'escalade très engagée. Comme mon propos n'est pas de parler sérieusement d'escalade, je n'irai pas plus loin. Renseignez-vous, si vous le souhaitez. C'est du calibre de la traversée du Pacifique à la rame par Gérard d'Aboville.
Euh, quand même, je ne peux pas résister: sachez, à toutes fins utiles, que la première ascension de la voie du "Nose" d'El Capitan en 1958 a duré... 47 jours! Une broutille.

El Capitan Nose, 2007
Record de vitesse: 2h 45!!!!!


Mais Jardine, je l'ai dit, était ingénieur, en construction aéronautique. Un cerveau en ébullition. Et il a inventé un p'tit truc, que tous les grimpeurs du monde connaissent et utilisent, le Friend, plus connu chez nous sous le nom de coinceur à came. Rien de nouveau n'avait été inventé dans le domaine de l'assurance en escalade depuis les pitons, c'est dire. Cette invention géniale était basée au plan théorique sur la spirale logarithmique et, de manière plus terre à terre, sur le fonctionnement de la pince à sucre.

Les premiers coinceurs
 Jardine a été assez fondu (nous allons en avoir la confirmation plus bas) pour tester lui-même l'efficacité de son invention du Friend de la manière... hard!



 Le Friend a révolutionné la pratique de l'escalade de haut vol, et considérablement enrichi Ray Jardine, ce qui lui a permis de se livrer sans retenue à ses autres passions, parmi lesquelles la randonnée longue-distance, ou thru-hiking.

Et dans ce domaine d'activité, il a appliqué un pragmatisme plutôt révolutionnaire, qui a... révolutionné la pratique de la randonnée ultra-longue distance. Ray et sa femme Jenny ont mis en pratique ces idées décoiffantes sur le Pacific Crest Trail. En étant méchant, je pourrais dire que Jardine a réinventé l'eau chaude, mais j'ajoute aussitôt qu'en plusieurs décennies de montagne, je ne l'avais moi-même pas découverte du tout.
Il s'agissait pour Jardine d'apporter des recettes simples à des problèmes apparemment compliqués: le PCT, c'est long et fatigant, que puis-je faire pour que ça aille plus vite et que je sois moins fatigué?
Réponse n° 1: réduisez votre poids. 
Réponse n° 2: réduisez votre poids.
Réponse n° 3: pour réduire votre poids, renoncez immédiatement à l'idée de contacter Dan McHale à Seattle pour qu'il vous fabrique la Rolls des sacs à dos. Faites-le vous-même.
Les sacs de couchage sont inutilement lourds, trop longs, bref, prenez une machine à coudre et fabriquez le vôtre.
Les chaussures de montagne, c'est de l'"overkill", comme disent mes amis américains, excessif, beaucoup trop. De simples chaussures de sport suffisent amplement. Non, en fait, vous allez même commencer par les améliorer, en prenant des ciseaux, en raccourcissant les lacets et en recoupant tout ce qui dépasse et peut être supprimé.
Bref, vous avez compris le principe. Ray est un minimaliste. Un sadhu dans l'âme.
 Une remarque, cependant, dans le domaine précis des chaussures: sous l'influence de Ray, 99% des randonneurs sur le PCT portent des chaussures légères de sport. Je suis fortement dubitatif à ce sujet et le fléau des ampoules monstrueuses qui affectent la majorité d'entre eux semble indiquer qu'il y a un problème. Mais ils ne semblent pas prêts à remettre en cause l'Évangile selon Ray.

Et pour enfoncer le clou en ce qui concerne le matériel inutilement lourd, ou tout simplement inutile, Jardine d'employer l'argument qui tue et que je prends dans les dents avec mon sac McHale et ma cuillère en titane: Il nous bazarde la photo de Grandma Gatewood qui, au milieu du XXe siècle, s'est mise à randonner comme une cinglée (deux fois l'Appalachian Trail, entre autres). Petit détail technique: regardez donc l'équipement complet de randonnée de Grandma sur la photo ci-dessous:




Bref, Jardine dit: posez moi tout ça par terre, et on reprend tout le problème à zéro. Le pire, c'est qu'il a mis en œuvre ses idées pour parcourir plusieurs fois le PCT en temps record. Et, évidemment, le livre de Ray Jardine, "The Pacific Crest Trail Hiker's Handbook" (le petit guide du randonneur PCT) est vite devenu le petit livre rouge, ou la Bible, des randonneurs. Plutôt le petit livre rouge, d'ailleurs, vu son côté dogmatique prononcé. On le brandit bien haut, ou on finit en rééducation par le travail dans une rizière.
Les techniques UL utilisées par mes sadhus du PCT proviennent de Jardine. Il est vraiment difficile de les contester. Cependant, je dois dire que personnellement, la lecture de Jardine me déprime. D'abord, on se sent très con, parce qu'il énonce souvent des sortes de lapalissades. Mais d'un autre côté, il y a un certain relent d'intégrisme (j'ai raison, j'ai toujours raison, et si vous ne faites pas ce que je dis, vous êtes un con. Vous l'êtes d'autant plus que vous n'y avez pas pensé avant moi.) qui m'irrite un peu et me met mal à l'aise. Ray pontifie gravement.

En outre, le guide de Ray est très complet, mais on y éprouve le peu agréable sentiment qu'on va se faire taper sur les doigts à tout instant. Ray nous explique, par exemple, que les restaurants sont une menace pour votre santé en raison de leurs carences en termes d'hygiène. Il précise que les tables ne sont pas stérilisées, que les dents des fourchettes pullulent d'épouvantables microbes, qu'il ne faut jamais manger de nourriture qui aurait été en contact avec la table et qu'il vaut mieux apporter son propre bidon d'eau... Ah oui, n'oubliez pas d'utiliser votre serviette afin de tenir la poignée de la porte pour aller aux toilettes. Ça finit par devenir cocasse, parce qu'il faut aussi pousser les portes du pied, se servir de la serviette pour tenir le robinet et surtout, surtout, ne jamais s'asseoir sur les W.C. Bref, dans son guide de randonnée, Ray vous explique comment faire pipi, aussi.
Un peu parano, le Ray.

Mais il faut néanmoins convenir que Ray Jardine a révolutionné la pratique de l'escalade ET de la randonnée longue-distance. Si je n'envisage plus de partir sur le PCT avec 25 kg sur le dos, du moins au départ, c'est grâce à Jardine. Son nom est même passé dans le jargon des UL hikers, ceux qui randonnent en employant "the Ray way", la méthode de Ray.
Son guide est donc une grammaire de la montagne. Libre à vous de faire néanmoins quelques fautes de syntaxe. Et de faire pipi à votre convenance, également.






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