Vous êtes en vacances? Vous avez du temps? Bon, allons-y, alors...
Il n'est peut-être pas anodin, ni surprenant, que ce sujet de réflexion compliqué me vienne à l'esprit au moment de Noël. Il va cependant falloir que j'use de la prudence d'un Indien Lakota Hunkpapa tentant d'approcher un bison dans les Plaines pour éviter de m'échouer sur les écueils — Charybde ou Scylla? — de la caricature simpliste ou de la considération politique, ou religieuse, tout aussi simpliste. Je vais m'efforcer de vous faire partager mes impressions et sentiments concernant le peuple américain — du moins, ce que j'en sais — et ce qui, dans leur fonctionnement social, les rend si différents de nous. Ce qui, aussi, pourrait expliquer les comportements d'incroyable générosité et solidarité auquel on est confronté dans le monde merveilleux du Pacific Crest Trail.
J'essaie de vous apitoyer en vous faisant croire que je vais être inlassablement poursuivi par une bande de grizzlies affamés, eux-mêmes pourchassés par une meute de loups dont le vieux mâle alpha est furieux qu'un petit d'jeuns essaie de lui piquer la place, tout en évitant de marcher malencontreusement sur un serpent à sonnette, sans tomber dans le précipice béant sous mes pieds, ni mourir déshydraté, aussi sec qu'un raisin de Corinthe. Mais en réalité, randonner sur le PCT est une aventure extrêmement encadrée. Vous bénéficiez du moelleux cocon de protection des dingues furieux. Ils ne marchent pas à votre place, hélas, mais ils vous apportent beaucoup, gratuitement. Sans eux et leur bonté, ce parcours aurait des colorations effectivement bien plus sombres. Le PCT est un long exercice d'émerveillement.
J'adore aller aux États-Unis. Les Américains sont un peuple gentil. C'est pour moi un grand compliment. Et passer du temps chez eux est reposant, mieux qu'un stage en thalasso pour se déstresser. Du moins, si vous n'avez pas la malchance qu'un tireur fou essaie de vous dézinguer.
Alors, évidemment, ce que je dis là, ce sont nécessairement, obligatoirement, des généralités. Un peu comme si je disais que les Français aiment bien manger.
Mais ce sentiment permanent d'étonnement, cette surprise toujours renouvelée devant l'amabilité générale, la gentillesse désarmante, une politesse que nous avons un peu perdue, une hospitalité que nous ne connaissons plus, une solidarité surprenante, tout cela pose des questions. Ça tombe bien, je suis un vieux prof, et je crois avoir quelques éléments de réponse. Ou du moins, des pistes de réflexion. J'ai souvent des questions, rarement les réponses.
Parce que je m'intéresse aux Américains et à leur histoire, à leurs modes de pensée, qu'ils constituaient mon fonds de commerce. J'ai enseigné plusieurs années sur un sujet absolument passionnant: les relations entre religion et politique aux États-Unis. Et quand on se demande pourquoi Craig a sans doute beaucoup travaillé sur un logiciel dans le seul but de le mettre à la libre disposition des randonneurs, on finit par revenir sur ces grandes questions. Et pourquoi Halfmile abat un travail de taré par pure générosité, alors qu'il pourrait le monnayer? Sans parler à nouveau des nombreux trail angels du PCT, dont le seul moteur est la bonté, et une incroyable générosité. Ou de "Ruffwork" qui a créé une formidable application pour iPhone (PCTHYOH) qui rassemble une multitude d'informations utiles pour les hikers. Une mine d'or du randonneur perdu dans le wilderness.
Pas si perdu que ça, d'ailleurs, parce qu'un grand nombre d'anges veillent sur lui sans qu'il en ait vraiment conscience.
Alors, j'ai trois grandes pistes à vous exposer très brièvement (? Euh, oui, enfin, bon, vous vous méfiez maintenant, et vous avez raison) pour tenter d'expliquer ces comportements si différents des nôtres. Religion, politique, éducation.
Ils sont à mon sens les produits de base d'un cocktail dont je ne connais pas toute la recette, mais qui aboutit généralement à des comportements sociaux que nous serions parfois bien inspirés, en tant que peuple, d'imiter.
Alerte rouge! Je vais SIMPLIFIER, SCHÉMATISER ma pensée, sinon on y est pour des mois. Et pourtant, ce message est long. Vous avez de la chance, vous êtes libre de zapper... et je ne vous en voudrai pas.
La religion. Impossible de comprendre les Américains sans la prendre en compte. Nous sommes nous-mêmes un pays de tradition et de culture catholique. Cela n'a rien à voir avec des croyances ou pratiques. C'est un constat culturel. Deux mille ans de culture. Deux mille ans, en caricaturant à peine, qu'on nous a fait admettre l'idée que l'argent, ce n'était pas bien, c'était sale, honteux, que c'était un sujet qu'on n'abordait pas. Celui qui s'enrichit l'a forcément fait sur le dos des autres, une idée diamétralement opposée à la pensée américaine. Ce n'est qu'un minuscule exemple, mais réfléchissez à vos sentiments vis-à-vis des gens riches, vis-à-vis du salaire de vos collègues que vous ne connaissez pas et que ne songeriez même pas à leur demander. Ça ne se fait pas.
Deux mille ans aussi qu'on essaie de vous faire croire que ce n'est pas grave si vous êtes malheureux sur terre et crevez la faim, parce que serez récompensé dans une vie ultérieure. Si vous êtes sage. Bon, j'imagine que vous connaissez le topo.
Les États-Unis sont un pays protestant. C'est très différent. Très, très différent. Toute la pensée en est affectée, sans qu'ils le sachent.
Résumons, mais c'est essentiel pour tenter de comprendre la pensée américaine. Pour les Catholiques, le bien et le mal, ce que vous pouvez faire, ce que ne vous ne devez pas faire, vous sont expliqués par un clergé, et le Pape. Vous ne devez pas lire la Bible, vous ne comprendriez pas, asseyez-vous, on va vous l'expliquer. Vous obéissez, un point, c'est tout.
Ce que Luther a introduit, c'est un gigantesque coup de balai. On élimine le clergé, le Pape, la Vierge Marie et tous les saints et on vous dit que pour déterminer ce qui est bien et ce qui est mal, ce qui vous conduira au Paradis ou en enfer, il vous suffit de lire la Bible. Et de décider par vous-même.
Entre Dieu et vous, pour les Protestants, il n'y a qu'un livre. Vous lisez, vous faites vos choix. Vous bâtissez votre propre morale. Mais à la sortie, il faudra rendre des comptes. Pas de confession ni d'absolution, d'opérations de passe-passe, ou de magie — disait Luther — chez eux. Vous êtes seul, avec votre conscience, face au grand vide éternel. Vous voyez où je veux en venir?
Ça me rappelle notre guide, au Bhoutan, qui me disait que je pouvais laisser mon appareil photo dans la voiture, parce qu'il n'y avait pas de voleurs. "C'est très mauvais pour le karma", avait-il ajouté.
Comprenez donc bien que je ne parle en réalité pas de religion, mais bien de... culture, incrustée dans le patrimoine génétique. Chez les Américains, donc, la morale joue un rôle bien plus important que pour nous. En quelque sorte, les Américains sont beaucoup plus susceptibles de faire des choses qu'ils jugent bonnes pour leur karma, que nous. Parce que nous, nous avons toujours une échappatoire: pas vu, pas pris, la confession, etc.
Chez les Américains, c'est par conséquent ce que vous bâtissez en termes de morale et d'actes dans votre vie qui déterminera votre sort futur. D'autant que seule une minorité d'Élus accèdera au Paradis. Si je reprends mon exemple de la relation à l'argent, voilà ce qui pourrait se dérouler dans l'inconscient d'un Américain, imprégné de doctrine calviniste de la prédestination:
Dieu a décidé à l'avance qui ira au Paradis et qui ira en enfer. Je sais, ça paraît un peu fort de café, mais c'est le résultat d'un raisonnement mathématique. Si je suis gonflant, vous laissez tomber. Sinon, voilà: Jésus-Christ est mort pour racheter nos péchés, là-dessus, ils sont tous d'accord. Mais il ne va pas pousser la bonté jusqu'à racheter tout le monde, quand même. Il faut bien que l'enfer serve à quelque chose. Et puis les hommes ne sont pas tous sympa. Mais moi, ce qui m'intéresse, c'est de savoir si je serai dans le bon, ou le mauvais, camp. Et si, à la mode catholique, je raisonne en me disant qu'en étant bien sage et en allant à la messe le dimanche, je m'attirerai les bonnes grâces de Dieu, Luther et Calvin gueuleraient en disant, eux, que je suis sacrément gonflé de penser pouvoir discutailler avec Dieu, en espérant l'amadouer.
Non, Monsieur, Dieu est tout-puissant, c'est lui qui décide. Nous, on ferme notre gueule. Et comme ce n'est donc pas notre comportement sur terre qui peut influer sur le résultat, c'est que le résultat a été décidé à l'avance. CQFD. C'est mathématique.
Ouais, mais alors, autant faire n'importe quoi, si les jeux sont faits d'avance? Non, non, non, je la voyais venir, celle-là! Vous n'allez pas vous en tirer comme ça, ce serait trop facile, on renonce à toute morale et hop! on fait une teuf d'enfer (euh, non, mauvais exemple) jusqu'à la fin de nos jours.
Non! Parce qu'il y a des SIGNES qui indiquent de votre vivant si vous êtes dans le bon camp, celui des Élus, des Saints (rappelez-vous le nom de l'Église des Mormons: Église des Saints des derniers jours...), et pas celui qui ira se mettre au chaud en enfer.
Et quels sont donc ces signes, Maître, je suis impatient de le savoir? Vite, dites-le-moi! Eh bien, si vous êtes prospères, si tout marche bien pour vous ici-bas, c'est sans doute le signe que Dieu vous protège. Si vous êtes pauvre et malade, c'est que Dieu ne vous aime pas beaucoup, et vous n'avez pas fini d'en ch... C'est un peu jésuite, comme raisonnement, je le concède. Ce ne sont pas mes actes qui m'emmèneront au Paradis, c'est le fait que je puisse les accomplir qui indique que Dieu m'a choisi pour y aller. Mais si je n'accomplis pas ces actes — si je ne m'enrichis pas, par exemple — je ne saurai pas si Dieu est avec moi.
J'imagine que ça doit vous paraître loufoque, mais ce sont ces idées qui font qu'on n'a pas, aux États-Unis, le même mépris que nous pour l'argent et la réussite sociale. Je le redis, on est dans l'inconscient collectif, là.
Vos actes sont importants, la morale est importante, non pas parce que vous risquez de vous faire taper sur les doigts, mais bien parce que votre sort éternel en dépend. Voilà pourquoi en Amérique, on éprouve une véritable aversion pour le mensonge. Ce n'est pas bien, pas bon pour le karma, diraient les Bouddhistes. La réussite est importante, parce qu'elle peut être un bon signe, maintenant, et surtout plus tard, disent les Protestants.
Vous êtes déjà en train de vous dire que je vous emm... avec ces élucubrations, mais ce sont ces idées, l'a expliqué le célèbre économiste allemand Max Weber au début du XXe siècle, qui sont selon lui à l'origine du développement du capitalisme. Enrichissez-vous, vous irez au Paradis, en prime. C'est ce qu'on appelle une situation gagnant-gagnant. Pas besoin de chercher beaucoup plus loin pour comprendre pourquoi les grands milliardaires philanthropes sont souvent américains, de Carnegie à Rockefeller, en passant par Bill Gates ou Warren Buffett.
La politique, ensuite. Elle découle de ce qui est abordé ci-dessus, d'ailleurs, en partie. Je peux aller plus vite, là. Société capitaliste, démerdez-vous. Ce n'est pas à l'État de vous aider, aidez-vous vous-mêmes. Tout le monde sur la même ligne de départ, chacun pour soi et que le meilleur gagne. Vous avez intérêt, d'ailleurs, parce que si vous finissez SDF, ce sera en plus un très mauvais signe pour vous quant au confort de votre future vie éternelle. J'ai fait éclater de rire des amis américains en leur expliquant qu'en France, l'État vous versait de l'argent si vous faisiez des enfants, et plus vous en faisiez, plus il vous en versait. Rocambolesque, pour eux. Il semblerait que le gouvernement français commence à le penser aussi...
Mais, et là j'en viens à la communauté du Pacific Crest Trail, cette jungle impitoyable (et elle peut réellement l'être) a — parfois — des conséquences positives. En effet, en caricaturant, on pourrait dire qu'un Français pense pouvoir se tourner vers le haut, vers l'État, pour obtenir de l'aide (du moins, quand l'État jouait encore ce rôle, en des temps maintenant révolus), alors qu'un Américain n'a pas cette ressource. Dès lors, des réseaux de solidarité locale apparaissent, qui n'ont pas cours chez nous. Un exemple: le toit de l'école fuit, il faut le réparer. En France, on manifeste devant l'Inspection académique, on séquestre les profs pour faire plier l'État. Aux États-Unis, les parents font une collecte pour payer les réparations. Aide-toi, le ciel t'aidera. Un ami qui a vécu en Georgie me racontait hier soir l'exemple d'une petite ville qui avait organisé une collecte parmi les habitants pour aider une famille en grande difficulté. Ce n'est pas chez eux l'exception. Plutôt la règle. D'où les Halfmile, trail angels et compagnie.
L'éducation, enfin. Elle est très différente de la nôtre. Avec les bons, et les très mauvais côtés. Mais fondamentalement, on trouve aux États-Unis une caractéristique qui a disparu chez nous (et vous ferait passer pour un vieux facho si vous l'évoquiez), une éducation à la citoyenneté. Évidemment, elle est mêlée d'un patriotisme qui n'a pas mes faveurs. Mais, c'est indéniable, on inculque à un élève américain des principes: l'appartenance à une communauté (fondamental!), la responsabilité, la citoyenneté. Ne vous méprenez pas, il y a aussi le pire, dans tout ça. Mais je parle des grandes lignes et d'aspects qui m'ont frappé. Et le Pacific Crest Trail est bien une COMMUNAUTÉ, au meilleur sens du terme. C'est d'ailleurs fantastique, mais révélateur, à y bien réfléchir, que le mot "communautarisme" soit aussi péjoratif chez nous...
Tout cela étant dit, il est inutile de me donner des exemples de situations absolument contraires ou de descriptions de situations épouvantables en Amérique. Je les connais, et mon grand âge m'a dépouillé de ma naïveté. Oui, c'est un pays dans lequel on meurt si on n'a pas les moyens de payer l'hôpital. Je tente simplement de vous donner quelques pistes de réflexion qui puissent éclairer des comportements parfois déroutants pour des Européens. La morale de l'histoire? Allez aux États-Unis, vous serez très souvent agréablement surpris. Ça tombe bien, je vais y aller passer quelques mois.
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