vendredi 2 décembre 2011

Le 100e méridien


"I am a slow walker, but I never walk back."
Abraham Lincoln

"Je marche lentement, mais je ne reviens jamais en arrière".



John Wesley Powell. Il y a de grandes chances pour que vous, amis lecteurs, ne connaissiez pas ce nom. Il est pourtant placé très haut dans mon hit-parade des cinglés. Ceux pour qui j'éprouve une certaine vénération et beaucoup de tendresse. Dans l'histoire américaine, j'ai aussi ma catégorie des "affreux", les George Armstrong Custer, les George Bush, tous ceux à propos desquels je n'ai pas envie de trop perdre mon temps. Elle est très longue. Il n'y a pas que des George dans la liste, n'ayez crainte. Il y en a même plusieurs qui sont actuellement en train de ferrailler de manière pathétique pour être candidat à la prochaine élection présidentielle pour le compte du Parti Républicain. Un type comme Rick Perry, par exemple, il a sa place sur un fauteuil de velours dans ma liste  rouge des affreux. Vous avez également Herman Cain, candidat potentiel surgi de nulle part, qui affirme que les Taliban sont parvenus au pouvoir en Lybie. Herman, va falloir réviser tes cours de géopolitique! Bon, d'accord, George Bush appelait les Grecs les "Gréciens", mais quand même... Bref, dans la catégorie des affreux, tragiques et comiques, y a du monde. "Les cons, ça ose tout, c'est même à ça qu'on les reconnaît", disait le maître Michel Audiard.

Powell, c'est une tout autre limonade. Il pourrait par certains côtés répondre à cette définition, pourtant, parce qu'il a vraiment osé n'importe quoi. Mais il n'est pas sur ma liste rouge. Oh que non. Lui, ce serait plutôt au Panthéon que je le placerais. Et pourtant, s'attaquer au XIXe siècle à la première descente intégrale du Grand Canyon du Colorado attaché à une chaise (!) sur une barque de bois, quand on est manchot, de surcroît, ça vous pose un cinglé, tout de même.

Mais si on avait écouté John Wesley Powell, l'histoire américaine aurait été très différente, et la Californie n'existerait probablement pas. Ou serait bien différente. Du coup, elle n'aurait pas tous ces soucis de robinets qui fuient. Dans la tragique histoire d'eau de l'Ouest américain, Powell est un personnage central. Le problème, c'est qu'on n'écoute généralement pas les cinglés. Au final, Powell a laissé son nom à une rue de San Francisco, un lac dans le Grand Canyon du Colorado (c'était bien la moindre des choses, mais des rapides, ça aurait été mieux), et pris sa place dans ma catégorie de ces hommes dont je pense qu'ils honorent l'histoire de l'humanité. Et il doit fréquemment se retourner dans sa tombe en voyant la folie des hommes, dans l'Ouest américain.

John Wesley Powell

Powell était un "héros", comme on dit, de la Guerre de Sécession, dans les rangs du nord. Il avait eu un bras arraché dans cette gigantesque boucherie à laquelle on a donné le nom de bataille de Shiloh, en 1862.
Mais Powell était un dingue qui ne tenait pas en place. Et il s'est mis en tête d'explorer de vastes régions de l'Ouest américain qui n'étaient représentées sur les cartes que par une grande tache blanche et le nom de "Grand désert américain". Pas de cartes de Halfmile pour Powell.
Dans cette région, il y avait un fleuve gigantesque et furieux dont le bassin hydrographique est plus grand que la France et auquel les conquistadors espagnols, menés par Francisco de Coronado, avaient donné le nom de Colorado, en raison de sa couleur chocolat. Powell voulait en savoir plus. Il a donc décidé de le descendre en barque. Avec un seul bras, je le rappelle. Et à une époque où le Colorado était encore VRAIMENT furieux. Il n'avait pas été domestiqué, et pour cause, par des barrages. Ça, c'était véritablement une idée de cinglé. De nos jours, sur un Colorado qui n'est plus que l'ombre de lui-même, sur des rafts à moteur grands comme des immeubles, la descente de certains rapides est "une leçon de pure panique", écrit Wallace Stegner. Quand Powell s'y est attaqué en 1869, même les Indiens n'y avaient jamais mis les pieds. Personne ne savait ce qu'on pouvait y trouver. Powell disposait de "dories", des barques de bois. Pour mieux apercevoir les rapides suivants, il avait fait fixer une chaise sur une des barques. Et il était assis dessus. Au secours!

Vous pensez savoir ce qu'est le Colorado. Réfléchissez encore. Regardez ces brèves images. Et pensez à Powell sur sa barque:




Bref, je ne vais pas vous faire la biographie complète de Powell. Mais il a fait plusieurs descentes du Colorado et il a compris et cartographié le réseau hydrographique du sud-ouest américain. Sans satellite, sans GPS. Et surtout, Powell a compris, et crié très haut et fort, un élément essentiel: il n'y avait pas assez d'eau, disait-il, dans l'Ouest américain pour y développer l'agriculture. Il a même fixé la limite entre les zones qui pouvaient être habitées, exploitées, et le désert aride, au 100e méridien. À peu près le centre les États-Unis. À l'ouest de cette ligne, laissez tomber. À moins de développer tout un réseau d'irrigation durable. Et il faudrait impérativement sanctuariser les rivières et les fleuves. Les protéger, afin d'en pérenniser le débit et la pureté. Mais il précisait qu'au mieux, on ne pourrait irriguer qu'entre 1 et 3% des terres. Powell avait tout compris.

Malheureusement, pour des raisons idéologiques que je n'ai pas la place d'exposer ici, le gouvernement fédéral avait des vues bien différentes. En 1862, il avait voté une loi (Homestead Act) visant à encourager la colonisation de l'Ouest. On donnait à tous ceux qui voulaient bien les prendre 40 hectares de terres indiennes. Gratuitement. Et savoir si ces terres étaient cultivables, ou un désert quasiment stérile, on s'en foutait.
Powell avait beau leur dire qu'ils couraient à la catastrophe, personne ne l'a réellement écouté. La catastrophe écologique des années 1930 dans les Grandes Plaines fut l'exact résultat de ce que Powell avait annoncé. Et la situation actuelle en Californie aussi.
Mesurons bien que John Wesley Powell annonçait, au XIXe siècle, que la question de l'eau serait cruciale pour l'avenir. Et il proposait que les frontières des futurs États de l'Ouest américain soient tracées en tenant compte des ressources en eau... D'accord, il était cinglé. Mais pas pour tout.
Ce qu'il ne pouvait pas imaginer, lui, l'explorateur du bassin du Colorado, c'est qu'arriverait bien vite une époque où, dans l'Ouest, il n'y aurait tout simplement plus de rivières.

Les propositions de Powell pour la colonisation de l'Ouest.
Et la ligne du 100e méridien, qui délimitait l'Ouest aride.
"Gentlemen, you are piling up a heritage of conflict and litigation over water rights, for there is not sufficient water to supply the land." "Messieurs, vous préparez un avenir de conflits et de querelles judiciaires à propos de l'eau, parce qu'il n'y a pas assez d'eau". Voilà ce que disait Powell au Congrès en 1883. Il y a 130 ans.
Et pour résumer une situation dont la plupart d'entre vous n'avez qu'une vague idée, laissez-moi vous dire une chose: en Californie, en ce qui concerne la gestion de l'eau, ils sont CINGLÉS. 






Une vidéo sur John Wesley Powell, par Alexandra Cousteau. Apparemment, Alexandra suit les traces de son grand-père et de son père Philippe. La vidéo vous donnera l'occasion d'entendre et d'apercevoir celle qui donne un si grand sourire à mon ami Phil... La vidéo dure 4 minutes. Elle est bien sûr en Américain, mais vous connaissez maintenant le propos, et les images sont belles. Et puis, je le répète: mettez-vous dare-dare à l'Anglais!




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