lundi 26 décembre 2011

Wilderness


"No man should go through life without once experiencing healthy, even bored solitude in the wilderness, finding himself depending solely on himself and thereby learning his true and hidden strength."
Jack Kerouac

"Aucun homme ne devrait traverser la vie sans vivre la solitude stimulante, parfois ennuyeuse, du wilderness, et ne dépendre ainsi que de lui-même pour découvrir sa vrai force cachée".


En Amérique, la nature — élément fondateur essentiel de la création de leur nation — n'est pas tout bêtement la nature. Ce serait trop simple. Cette nature au sens où nous l'entendons, toute con, c'est "outdoors" pour eux. Dehors. Mais on peut aussi employer un mot qui lui donne des couleurs différentes. On la désigne parfois par le terme de "wilderness". Et là, c'est du lourd. Très lourd. Si lourd qu'il faut bien comprendre que randonner sur le Pacific Crest Trail, ou un autre sentier ultra-longue distance américain, est un acte fortement chargé de sens. Un acte peut-être pas religieux, au sens où nous l'entendrions, mais un acte néanmoins lesté de connotations spirituelles. La randonnée ultra-longue distance est bien une activité typiquement américaine. Et je trouve assez rigolo, d'ailleurs, que j'aie inconsciemment employé l'image d'Église pour parler d'eux. Juste une remarque: en ces temps de construction (ou de démontage?) d'une Union Européenne, vous risquez d'attendre longtemps qu'un député ait l'idée de proposer la création d'un sentier de randonnée qui relierait tous les pays de l'Union. Ce n'est pas seulement ce qu'on a sous les yeux qui peut donner à réfléchir, c'est aussi ce qu'on n'a pas. Pourtant, avec la longueur du PCT, on ferait quasiment le tour de l'Europe. Ce serait une belle idée, non? Mais peut-être qu'elle ne suffirait pas à "rassurer les marchés"...

Étrange notion que celle de "wilderness". C'est un mot qui revient tout le temps aux États-Unis, quand on parle de nature. Et pourtant, il est intraduisible en Français. Et pour cause. Il véhicule des notions parfaitement américaines et il est très compliqué de traduire un mot dont vous n'avez pas l'idée. Mekeskidi, le monsieur??
Vous savez qu'on dit généralement que les Inuits disposent d'une centaine de mots pour parler de neige. Les Américains, eux, ont un mot omniprésent — wilderness — pour exprimer quelque chose dans la nature que nous ne comprenons pas vraiment, de ce côté-ci de l'Atlantique. Ce que Bierstadt a peint sur le tableau ci-dessous, ce n'est pas la nature, non, non. C'est du wilderness pur fruit pur sucre, chargé à mort d'idées américaines.

Albert Bierstadt, Looking Down Yosemite Valley, 1865
2 m 40 de large, c'est plus américain...


Et devinez quoi, camarades lecteurs? Si nous avons du mal à exprimer l'idée de wilderness, si c'est une idée fondamentalement américaine, eh bien, c'est parce que nous y retrouvons la religion. Elle se niche partout chez eux, y compris dans la manière dont on regarde le Pacific Crest Trail. Mais il faut également y ajouter quelques louches de nationalisme pour que la sauce prenne.

Les différentes cultures, ou religions, c'est souvent la même chose, regardent la nature et la terre de manière très différente les unes des autres. En schématisant, j'aurais envie de dire qu'il y a deux grandes familles, liées à la conception du temps. Chez les Hindouistes, Bouddhistes, ou même Indiens d'Amérique, le temps est une idée cyclique, une roue qui tourne, celle de l'éternel recommencement qui reproduit le cycle des saisons. Dans ces représentations, l'homme est un élément de la nature, embarqué dans le cycle éternel de la naissance, de la mort, et de la renaissance, au même titre que les saisons. Pour les Indiens, en particulier, la terre, source de toute vie, est leur mère et cela génère un immense respect pour celle-ci. Les Indiens n'ont jamais compris qu'on veuille leur acheter leurs territoires: comment pourriez-vous donc vendre votre mère? Il est intéressant de noter, à ce propos, que les Indiens d'Amérique n'ont jamais produit de représentations paysagères. Un paysage, je vais le dire très simplement parce que c'est une notion passionnante, mais complexe, est un produit culturel, ce que votre culture vous montre. Quand vous regardez un "paysage", vous ne regardez pas la nature. Vous regardez ce que votre culture vous permet de voir. Un paysage n'est jamais beau. Ce que vous trouvez beau, c'est ce que votre culture vous a enseigné à trouver beau. Comment représenter ce dont vous êtes partie intégrante? Les Indiens ne pouvaient pas regarder le paysage, ils en faisaient partie.

Mais pour le Christianisme, kolossal changement! Le temps n'est plus cyclique, il est linéaire, avec un commencement et une fin. Et la nature est l'œuvre de Dieu, il l'a créée, elle est ordonnée et tend vers une fin. L'homme est extrait du paysage et de la nature. Il n'en est plus un simple élément. Elle a été créée pour lui. Rappelez-vous la Genèse. Et si l'homme a une place dans la nature, ce ne peut être que la première. La nature est un instrument entre les mains de l'homme. On est très loin de la terre / mère des Indiens. La nature des Chrétiens n'est là que pour être exploitée. Et en poussant ce raisonnement, on en arrivera à Descartes, qui considérait qu'en-dehors de l'homme, tout n'était que mécanique, et les animaux des machines incapables d'éprouver la souffrance. Quel con, ce Descartes!

Mais chez les Américains qui avaient sérieusement tendance à se considérer comme le peuple Élu de Dieu exilé en Amérique, la nature était en outre associée à la sauvagerie, l'absolu contraire de la société humaine, de la civilisation. Pleine d'ours, de pumas, de serpents à sonnette et d'Indiens féroces. Vous comprenez ainsi que le concept de wilderness est inconcevable pour les Indiens qui ne peuvent pas se représenter cette fracture entre nature et culture.
Pour ces cultures chrétiennes américaines qui pouvaient regarder la nature comme un univers distinct du leur, un univers menaçant parce qu'il incarnait la sauvagerie, le wilderness est une sorte de superlatif de la nature, l'antithèse de la société humaine.

Bon, passe encore, on pourrait accepter ces élucubrations de quelques colons Puritains exilés en Amérique au XVIIe siècle. Mais le plus extraordinaire, sans doute, est la manière dont "wilderness" aura été défini par le gouvernement américain en 1964, dans la loi que l'on votait alors pour préserver l'environnement. Cette définition vaut son pesant de beurre de cacahuètes et de pâtes déshydratées et donne une sorte de vertige, à la fin du XXe siècle, je le rappelle:

"A wilderness, in contrast with those areas where man and his own works dominate the landscape, is hereby recognized as an area where the earth and its community of life are untrammeled by man, where man is a visitor who does not remain."
Si vous pensiez que nous faisions partie de l'univers et de la nature, que nous descendions des primates, ce genre de choses, Darwin et tutti quanti, réfléchissez à nouveau:

"Un wilderness, à la différence de ces régions où l'homme et ses œuvres dominent le paysage, est par la présente reconnu comme une zone où la terre et sa communauté de vie n'ont pas été perturbée par l'homme, où l'homme est un visiteur et ne demeure pas".

Non, ce n'est pas un effet de l'abus du champagne, vous avez bien lu: "la terre et sa communauté de vie" sont SÉPARÉES de l'homme. Dans une loi américaine. L'homme est devenu un extra-terrestre en visite. C'est la loi, en 1964.
Notez, en passant, le terme "dominer" employé pour décrire la relation "normale" de l'homme à la nature. Pas de doute, on est dans un pays chrétien.

En clair, outre l'idée assez rocambolesque que l'homme ne fait pas partie de la nature, au sens large, il est là pour la dominer ou s'en retirer. L'homme d'un côté, la nature sauvage de l'autre. Il existerait donc une nature d'avant l'homme et sans l'homme, hors du temps et de la société. Voilà ce qu'indique le mot wilderness. On comprend qu'il soit bien difficile à exprimer en Français. Nature sauvage, vierge, jamais touchée par l'homme. Bon courage pour la trouver! Apparemment, le gouvernement américain n'avait pas encore compris, en tout état de cause, que la terre a été modifiée par l'homme d'un pôle à l'autre. La "terre non perturbée par l'homme", la bonne blague, en ces périodes de réchauffement climatique!

Mais ce qui est intéressant, aussi, c'est qu'une conception aussi extrémiste de la nature sauvage sans l'homme laisse également entendre que cette nature-là semble bien proche du Paradis, de l'Eden. Une nature parfaitement intacte, si ça veut dire quelque chose. Donc comme... au moment de la Création. Et on s'approche là quelque peu des idées qui sous-tendent le concept du parc national. Ce qu'on y a protégé, en réalité, ce n'est pas un morceau de nature. C'est une idée de nature édénique, une nature dans laquelle la présence de Dieu est palpable, présence qui confirme que l'Amérique est bien la Terre Promise et les Américains le peuple Élu. Bon, je vous découpe ces idées fort complexes à la hache, et je doute que les touristes qui viennent en masse faire déchiqueter leur voiture par un ours à Yosemite se posent ce genre de questions. Mais quand on creuse dans l'inconscient collectif américain, il apparaît de manière indubitable que là sont des idées qui ont conduit à l'invention du parc national.
Je résume: si, si, je fais partie du peuple Élu, bon, d'accord, j'ai un peu massacré la nature — normal, mon boulot, c'est de la dominer — mais regardez, hop! j'en ai gardé les plus beaux morceaux: j'ai même enfermé Dieu (dans un enclos, un parc) pour vous prouver qu'il est bien ici, avec moi. Ne vous trompez pas, cette lumière que l'on aperçoit au fond du tableau d'Albert Bierstadt en haut de la page, c'est bien Dieu dans le wilderness américain.
Prenez donc une aspirine: dans l'inconscient collectif américain, la nature, c'est le territoire de la sauvagerie, donc du diable, mais aussi le Paradis, donc celui de Dieu. Et les éléphants roses, vous en avez vu combien déjà, m'avez-vous dit?

Le wilderness, une conception de nature extrémiste, fortement colorée de religieux. Mais il faut y ajouter une bonne dose de nationalisme. Les Américains cherchaient à se recréer une identité, exilés qu'ils l'étaient, à l'autre bout du monde. La nature, dès lors qu'elle était exceptionnelle, plus grande, plus sauvage, plus déserte, plus belle, plus sublime, plus tout, leur permettait de s'affirmer par rapport à l'Europe. Donc, le wilderness, ce n'est pas de la nature; c'est une image de nature exploitée à des fins nationalistes. C'est du "story-telling", dirait-on aujourd'hui dans les milieux politiques. Une belle histoire qu'on essaie de vous faire avaler. Vous comprenez le bordel pour traduire un mot pareil?
Les Indiens, vous disais-je plus haut, ne pouvaient concevoir de fracture entre culture et nature. Chez les Américains, la fracture est dans leur tête, une sorte de schizophrénie qui leur fait regarder la nature tout à la fois comme le bien et le mal, le territoire du diable, de la sauvagerie, et celui du divin, l'Eden sur terre qui prouve que l'Amérique est bien la Terre Promise. Regardez bien les tableaux: l'association de lumière et de ténèbres, chez Bierstadt et chez Cole, deux peintres majeurs. C'est bien ÇA qu'ils cherchent à rendre.

Thomas Cole, Expulsion from the Garden of Eden, 1828
L'homme chassé du Paradis et jeté dans le wilderness.



Thomas Cole, The Oxbow, 1836
La fracture entre civilisation et wilderness, la nature sauvage.


Et hop! Voilà l'travail! Je viens de vous résumer en une page ce qui m'en a pris 700 il y a quelques années. Le sujet de ma thèse. Les relations des Américains à la nature au XIXe siècle. Et ça vaut aussi pour aujourd'hui, même si les hikers n'en sont pas forcément conscients. Je ne suis bien entendu pas en train de faire le beau en disant ça (je l'ai déjà dit, j'ai passé l'âge, et puis travailler comme un taré pendant six ans à un truc professionnel qui vous rapporte au final une augmentation de 0 euro, 0 centime, faut être vraiment con). C'est juste pour dire qu'une thèse peut porter sur un sujet intéressant (du moins, je l'espère. Moi, j'en suis convaincu, c'est l'essentiel, non?) et, surtout que, même si j'ai pu vous donner l'impression d'avoir fumé la moquette, je sais de quoi je parle...
Donc, reprenons, le message du tableau de Bierstadt, c'est un truc dans ce genre: Hou putain! Qu'est-ce que ça fait peur, la nature! C'est tout noir et menaçant, là-dedans, mais qu'est-ce qu'on fout, nous Américains, perdus dans ce pays pourri, au milieu des ours et des loups? Ah mais, qu'est-ce que je vois au fond? Y a de la lumière! Ah, ça va mieux, Dieu est là pour nous protéger. Ah ben non, finalement, c'est pas un trou pourri, c'est le Paradis, en réalité. J'avais pas bien regardé, désolé. Et c'est nous que Dieu a choisi pour y vivre? Youp la boum, on peut faire une teuf, on est le peuple Élu de Dieu. En Europe, y peuvent aller se rhabiller! Rien que des ringards perdus dans un monde pourri où ça pue la mort! Rien à cirer de vos vieilles cathédrales, les mecs, nous, on a les cathédrales de la nature, pauvres buses!

Bon, OK, j'suis pas sûr que le jury de thèse aurait apprécié que je le présente comme ça. Mais le sens général, c'est bien ça, pourtant. On aurait fait des économies de papier.

Philippe dans le wilderness du PCT.
Bon, les loups, OK. Mais celui qui n'avait pas vu le puma à gauche doit changer ses lunettes...

2 commentaires:

  1. Jean-Michel VILLARD26 décembre 2011 à 08:03

    Je crois qu'il me faudra plusieurs semaines de réflexions pour assimiler tout çà!

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  2. Oui, je sais que ça doit être indigeste. Mais quand on s'y plonge, ça devient passionnant, parce qu'on ne PEUT PAS comprendre la pensée, les mentalités, américaines si on ne comprend pas ça — le regard sur la nature, la religion, etc... C'est un fil, et si on tire sur ce fil, tout le reste vient: les grands espaces, les westerns, le culte de la rando longue distance où on se plonge dans... le fond du fond de la pensée américaine. Sans qu'ils en soient conscients, bien sûr. Quoique... Quand je faisais le John Muir Trail, un randonneur m'avait dit que les parcs nationaux américains visaient à "recréer la nature telle qu'elle était avant Adam et Ève"!! C'est ça qui m'avait mis sur la piste de cette réflexion.
    Et pour quelqu'un qui s'intéresse notre environnement gravement menacé, il est aussi intéressant de réfléchir aux implications historiques de la pensée chrétienne.
    Bon, c'est sûr, je resterai " prof" jusqu'à la fin de mes jours!

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