lundi 12 décembre 2011

Thru-hiker d'or



"Une aventure, ce n'est que de la mauvaise organisation".
Roald Amundsen, premier homme à avoir atteint le Pôle Sud en 1911.







Oui, le "Thru-Hiker d'or" est décerné, haut la main, à Monsieur Alvar Nuñez Cabeza de Vaca, avec les félicitations du jury. Record du monde toutes catégories du parcours le plus cinglé, sans assistance. Ce que Monsieur Alvar Nuñez Cabeza de Vaca a réussi à faire ne vous donne qu'une seule envie: vendre tout de suite votre cuillère en titane et entrer dans un monastère du Mont Athos pour y faire retraite, la vraie.
Alors, même si le trajet de la petite randonnée d'Alvar n'est pas à proprement parler sur le Pacific Crest Trail, c'est une histoire tellement invraisemblable qu'elle vaut la peine, je le pense, que je vous la raconte, sommairement. Parce qu'elle n'est globalement pas très connue, malgré le film qui en a été tiré en 1990 et sorti en France en 2010. Alvar Nuñez Cabeza de Vaca a été — involontairement — le premier Européen à entrer dans l'Ouest américain, le premier à décrire un animal étrange qu'on appellera bison. Une histoire de cinglés. Un thru-hike d'enfer, qui n'a certes pas battu de record de vitesse. Seulement le record du monde de l'acharnement à survivre.
Entre 1528 et 1536.

La signature d'Alvar



Alvar est né à Jerez de la Frontera. C'est un Andalou. Son histoire est proprement incroyable. Et lui, un personnage absolument extraordinaire, totalement - ou presque - ignoré par l'histoire.
Alvar, qu'est-ce que tu veux faire quand tu seras grand? Je serai conquistador. Euh, t'as bien réfléchi? C'est un métier, disons, risqué... Et il y a des moustiques, en plus. 
Plus risqué, sans doute, qu'un voyage dans l'espace pour nous. Et pourtant, Alvar embarque en 1527 avec l'expédition de Pànfilo de Narvàez (j'adore leurs noms, ils font rêver à eux tout seuls) qui prendra "possession" de la Floride (Florida, la région fleurie). Le plan initial était de s'emparer de toute l'Amérique du Nord, carrément. Christophe Colomb n'est arrivé aux Antilles que 36 ans auparavant. Mais ça n'a pas vraiment fonctionné comme prévu. Là encore, une version très, très éloignée de la croisière s'amuse. Je vous passe les détails, mais ça tourne très mal et ils se retrouvent pourchassés par les Indiens Apalachee qui ne goûtent pas bien leur visite. Les quelques survivants en sont bientôt réduits à se cacher dans les marais et à manger leurs propres chevaux. Ils vont fabriquer des radeaux pour s'enfuir de Floride, avec des troncs d'arbre et la peau des chevaux. On est dans le bricolage sérieux, là. Les Espagnols ont constaté que les choses ne se déroulent pas comme prévu. Mais alors, pas du tout. Ils ont perdu leurs bateaux et ils fondent tout le métal dont ils disposent, étriers, éperons, etc. après avoir construit un soufflet de forge avec la peau des chevaux. Ils utilisent le métal pour fabriquer des outils et des clous pour leurs radeaux. Plus fort que Koh-Lanta, plus fort qu'Indiana Jones! Eh, Steven, qu'est-ce que tu fous? J'ai un scénario d'enfer, là.
Quand les choses tournent mal, elles tournent vraiment mal. Sur les 600 participants initiaux, il n'y a plus que 200 survivants et ils veulent repartir vers Cuba sur leurs radeaux.

La balade commence à devenir franchement intéressante. Il y a encore cinq radeaux d'une quarantaine d'hommes, qui tentent de longer la côte du Golfe du Mexique. Mais pour rendre les choses plus amusantes, ils sont pris dans une tempête et plusieurs radeaux sont perdus, dont celui de Narvàez. Le radeau de la Méduse, trois siècles avant.
Deux radeaux et environ quarante hommes, dont Alvar et ses compagnons, échouent sur la côte américaine, dans le Golfe du Mexique, à proximité de ce qui est maintenant Galveston, au Texas. En quelques mois, il ne restera plus que quelques survivants, dont Alvar Nuñez Cabeza de Vaca. Famine, maladies, Indiens, la totale.

Cabeza de Vaca se retrouve seul, maintenant entre les mains des Indiens Cocos du Texas. Plutôt bien accueilli au départ, le ton change quand la moitié de la tribu meurt du choléra et les survivants accusent les étrangers d'en être responsables, peut-être pas à tort, en réalité. Les Indiens n'avaient en effet aucune immunité contre les maladies européennes qui firent des ravages en Amérique. Des épidémies feront parfois 100% de mortalité. Vers 1780, c'est une bonne partie de la population totale des Indiens d'Amérique du Nord qui sera effacée de la carte par la variole.
Et Cabeza de Vaca est réduit en esclavage. "Je devais ramasser des racines dans l'eau ou dans le sol des champs de canne à sucre. Mes doigts étaient à vif, de sorte qu'ils saignaient si une simple brindille les touchait. Les cannes brisées lacéraient ma peau. Je devais y travailler sans vêtements".

En 1530, Cabeza de Vaca parvient à fuir et à se déplacer de tribu en tribu, en jouant un rôle de guérisseur, ou plutôt de chaman, avec l'aide miraculeuse de quelques Je vous salue Marie et Notre Père.
À l'été 1532, il tombe sur trois autres survivants de l'expédition, qui avaient vécu dans une autre tribu, les Mariames.  Un esclave marocain berbère du nom d'Esteban  et deux Espagnols, Andrés Dorantes de Carranza et Alonso del Castillo Maldonado.
Cabeza de Vaca connaissait ces Indiens Mariames et écrit ceci à leur propos dans le récit qu'il publiera à son retour en Espagne:
"Ils font dévorer leurs filles par les chiens à la naissance. Ils disent qu'ils font ça parce que toutes les nations de la région sont leurs ennemis, et ils sont constamment en guerre. S'ils devaient donner leurs filles à marier, elles multiplieraient leurs ennemis. Nous avons demandé pourquoi ils ne les épousaient pas eux-mêmes. Ils ont répondu qu'épouser des parents était dégoûtant. C'était bien mieux de les tuer que de les donner à des parents ou à des ennemis".

 Sur une période de plusieurs années, Cabeza de Vaca et ses trois compagnons d'infortune vont tenter de regagner le Mexique. Il sera guérisseur, commerçant, errant vers l'ouest d'abord, puis vers le sud, en longeant la Mer de Cortes. Cabeza de Vaca, on peut le comprendre, réduit à une extrême misère et ayant affronté des épreuves inimaginables, développe une sorte de vision mystique de sa mission auprès des tribus indiennes. L'arroseur arrosé, le conquistador conquis par les Indiens est, évidemment, profondément transformé par son expérience. Il finira même par être suivi par une cohorte d'Indiens qui le prennent pour un dieu et se nomment les "enfants du soleil". À vrai dire, il n'a jamais conquis quoi que ce soit. Cabeza de Vaca est le premier Européen à avoir pénétré au Texas, sans doute au Nouveau-Mexique, et en Arizona, avant de se diriger vers le Mexique.

En juillet 1536, après huit ans d'errances, Cabeza de Vaca rencontre une petite troupe d'Espagnols en quête d'esclaves, dans le nord du Mexique actuel, dans la province de Sinaloa. Cabeza de Vaca a sympathisé avec les Indiens. Il est le seul Espagnol de son temps à les comprendre, sans doute. Rappelez-vous qu'à cette époque, le débat en Espagne est de déterminer si les Indiens sont des hommes ou des animaux. Ce sera l'objet de la célèbre Controverse de Valladolid en 1550. L’Église acceptera l’accession des Indiens au statut d’être humain (merci, c'est gentil), mais l'issue de cette controverse en forme de procès sera marquée par un coup de théâtre qui aura des conséquences sur des millions d'hommes : il légitimera l'esclavage des noirs (ça, c'est pas gentil).
Le comportement des Espagnols en Amérique est effroyable. Cabeza de Vaca est atterré des mauvais traitements qui sont infligés aux Indiens et à son retour en Espagne en 1537, il implorera la couronne d'Espagne de modifier sa politique. Envoyé comme gouverneur dans la province du Rio de la Plata, en Amérique du Sud, il sera accusé de corruption, certainement en raison d'une attitude trop humaine envers les indigènes. Condamné en Espagne, il sera finalement gracié en 1552 et deviendra juge à Séville.
Y a pas à dire, y a des hommes qui sont coriaces. Quant aux tribus rencontrées par Alvar, elles seront totalement exterminées. Dommage que Brigitte Bardot n'ait pas été là...








Affiche du film de 1990



Intéressante interview, en Espagnol sous-titré, du réalisateur mexicain, Nicolás Echevarría.

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