mercredi 28 décembre 2011

La nation de la nature



“The reformation was preceded by the discovery of America, as if the Almighty graciously meant to open a sanctuary to the persecuted in future years, when home should afford neither friendship nor safety.”
Thomas Paine, Common Sense, 1776


"La Réforme protestante a été précédée de la découverte de l'Amérique, comme si Dieu Tout Puissant avait eu l'intention d'offrir un sanctuaire aux futurs persécutés, au moment où leur pays n'offrirait plus ni amitié ni sécurité".





J'ai bien conscience, amis lecteurs, qu'en cette fin d'année, mon billet/post/message/délire éthylique sur le wilderness a dû vous paraître encore plus indigeste que la dinde aux marrons. Je vais pourtant vous en servir une ration supplémentaire. Je voudrais en effet éclairer le rôle extraordinaire qu'a joué — et que joue sans doute encore — la nature dans l'identité américaine, dans la construction de leur nation.
La nature que je projette d'aller longuement piétiner à compter du mois d'avril, elle est à vrai dire tout sauf anodine.

L'Amérique a été initialement colonisée au XVIIe siècle par des taliban du Protestantisme, venus d'Angleterre, qu'on appelait des Puritains. Le nom en dit long, d'ailleurs. Leurs motivations étaient religieuses: établir, sur la lune de l'époque, des communautés entièrement dédiées à Dieu et à la pratique d'une religion plutôt extrémiste. À leur goût, le Protestantisme pratiqué en Angleterre n'était pas assez pur.
Mais en même temps, ces colons qui avaient quitté l'Europe pour partir chez les "sauvages" se trouvaient confrontés, comme tous les immigrés et exilés de l'histoire, à un déracinement et à une perte totale de leurs repères. C'est bien beau de tout quitter, il faut aussi reconstruire.

Notre identité, elle est basée sur un héritage culturel très ancien. Une civilisation millénaire, et tout ce qui en témoigne: des monuments, des châteaux, des cathédrales, des traces très présentes d'un long passé. Si vous rejetez tout ça et quittez ce monde, vous vous retrouvez tout de même confronté à une perte de boussole. Les Puritains rejetaient la vieille Europe et tout ce qui l'incarnait. Ils étaient dorénavant dans un nouveau monde, sans passé.
Oui, mais au milieu de nulle part, cernés par la sauvagerie, les Indiens, une faune un peu particulière, une absence totale de ce qui pouvait représenter la civilisation pour eux. Ça perturbe. Koh Lanta au XVIIe siècle, sans les caméras. Ils n'étaient plus Européens; qu'étaient-ils, alors? Bonjour la paranoïa: ils rejetaient ce qui était derrière eux, en Europe, mais aussi ce qui était devant, dans la nature sauvage d'Amérique.
Et évidemment, le premier réflexe a été de tenter de mettre de l'ordre dans tout ça, en domptant la nature. Ce qui signifiait surtout éliminer les Indiens. Toujours la même et éternelle histoire: les bons Chrétiens se sont mis à massacrer leur prochain avec ardeur. Au nom de Dieu. Mais les colons américains, au XVIIe et, finalement, XVIIIe siècles, restaient quand même cramponnés à la côte atlantique, et tournaient le dos à une Amérique qui leur faisait peur. Ils n'en connaissaient d'ailleurs pas les limites. Comme dans Koh Lanta.

La véritable construction des futurs États-Unis et de leur identité, elle se fera au XIXe siècle. C'est le siècle où tout se joue, où on détermine ce que c'est que d'être Américain. Et dans ce processus, la nature joue une rôle fondamental. De toute façon, c'est en 1783 que les États-Unis deviennent indépendants et commencent à exister.
On va commencer à progresser vers l'Ouest, mais la nature sera toujours le premier obstacle à vaincre. Il faut la détruire, l'éliminer, afin d'y créer une civilisation. La nature est l'ennemi numéro un. Mais la question de la perte d'identité reste entière. On rejette totalement l'Europe jugée décadente et corrompue, mais au fait, qu'est-ce qu'on est, qu'est-ce qu'on a, quand on se définit avant tout comme ceux qui ne sont plus Européens? Eh bien, on a la nature. Et il se trouve que cette nature est immense, gigantesque, grandiose, extraordinaire sur bien des plans. Elle ne ressemble à rien de ce qu'ils connaissaient. Mais le problème, c'est que ce qu'on pourrait utiliser pour frimer, c'est aussi ce qu'on détruit consciencieusement.
C'est là que va se mettre en place une sérieuse schizophrénie: la haine envers le chaos de la nature, d'abord. Le premier réflexe d'un pionnier qui part vers l'Ouest sera d'abattre tous les arbres qu'il rencontrera, de tuer le maximum d'animaux, de se débarrasser des Indiens. Mais en même temps, on commence à percevoir que cette nature peut être un atout, quelque chose à mettre en avant dans le combat de petits coqs entre Europe et Amérique. Moi, j'en ai une plus longue que toi, en quelque sorte. Ce qui donnera: mes arbres sont plus grands que les tiens, mes canyons plus profonds, mes montagnes plus hautes, etc. Ma nature est vierge, elle est plus pure que la tienne. Mais aussi plus ancienne, ce qui permet de contrer l'argument d'une très vieille civilisation européenne qui se fout de la gueule d'une Amérique qui n'a pas d'histoire. Cet argument-là est d'ailleurs toujours employé de nos jours.

Ne considérez cependant pas que les Américains faisaient preuve d'une terrible puérilité en essayant de montrer que leur nature était plus grandiose que celle de l'Europe. En Europe, ça volait bas aussi. Le Comte de Buffon, notre grand naturaliste, écrit pour affirmer que tout ce qu'on trouve dans la nature américaine est rabougri et dégénéré. Indiens, animaux, la totale. "Le sauvage est faible et petit par les organes de la génération", écrit notre champion naturaliste. Vous voyez qu'on était vraiment dans les études comparatives de longueur de zizi... "Il n'a ni poil, ni barbe, et nulle ardeur pour la femelle". Diantre! Les Américains avaient beau haïr aussi les Indiens, ça devait les gonfler, ce genre de commentaires. De là à ce que Buffon dise que c'était pareil pour eux... Parce que ce qu'il impliquait, c'était bien que c'était la nature américaine qui rendait dégénéré.
Balzac disait de Buffon que c'était "un des plus beaux génies en histoire naturelle". Comme quoi, on peut s'appeler Buffon ou Balzac et dire de grosses conneries. Ça rassure.

Des considérations religieuses et nationalistes se mêlent alors pour colorer le regard porté sur la nature américaine. Nous, ce qu'on a, disent-ils, c'est mieux que vos vieux machins, cathédrales et châteaux pourris. Nous, ce qu'on a, c'est bien la preuve que l'Amérique  est divine, qu'elle est la Terre Promise, et que nous, on est les meilleurs. Na na nère!
On entendra des choses assez surprenantes, dans toute cette histoire: depuis les Puritains qui, sur leur bateau, pendant la traversée de l'Atlantique, se comparaient aux Hébreux traversant la Mer Rouge dans la Bible — preuve que l'Amérique était bien la Terre Promise, et eux le nouveau peuple d'Israël — jusqu'à affirmer que ce n'était pas le hasard si l'Amérique n'avait été découverte que très tardivement (voir la citation de Paine, ci-dessus, mais il n'était pas le seul). C'était bien la preuve que Dieu l'avait cachée, mise de côté pour le Peuple Élu américain, non?
Les discours idéologiques, au XIXe siècle, deviennent vraiment délirants et enflammés, mettant en avant le caractère exceptionnel, protégé par Dieu, du peuple américain. Buffon les traite de couilles molles, en quelque sorte, et eux prétendent avoir déjà un pied au Paradis.  Et leur destinée évidente ("manifeste", diront-ils) est d'instaurer la civilisation divine en Amérique, ils ont donc le droit (si ce n'est le devoir) d'éliminer les Indiens.

Dans tout ça, la nature joue un rôle crucial: on la déteste, mais plus on avance vers l'Ouest, plus on découvre des paysages invraisemblables et la confirmation d'une protection divine. On y voit une nouvelle identité, américaine, celle d'une nation de la nature. À l'opposé d'une civilisation archaïque déliquescente en Europe, qui ne peut pas faire valoir ce genre d'argument. L'Amérique, un pays neuf, vierge, pur, protégé par Dieu, c'est certain.

Mais pour concilier cette vénération grandissante pour la nature et le fait qu'on s'acharne quand même à la détruire, on en viendra au parc national. Le parc national, c'est un enclos dans lequel on a enfermé Dieu. C'est-à-dire la preuve de sa présence en Amérique, parce que les paysages y sont tellement extraordinaires que c'est indubitable. C'est comme le mètre-étalon en platine iridié qu'on conservait autrefois au Pavillon de Breteuil, à Sèvres (j'ai des souvenirs d'école, hein? Quand je pense qu'on nous a fait apprendre ça par cœur! Longueur du PCT? 4,3 mégamètres). Le parc national, c'est leur mètre étalon à eux, le témoignage préservé d'une nature exceptionnelle, comme eux. Le parc NATIONAL, comme son nom l'indique, est le symbole de leur nation. La preuve que Dieu est dans leur camp, comme disait Bob Dylan (With God On Our Side, à réécouter). La preuve, aussi, qu'ils ont plus grand, plus fort, plus profond, plus sauvage, plus sublime que les ploucs européens.
La nature joue un rôle symbolique capital dans l'esprit américain. Et le nom officiel du PCT est bien Pacific Crest NATIONAL Scenic Trail. Pas un vulgaire GR, sentier de Grande Randonnée. Un hiker sur le PCT — qu'il en soit conscient ou pas — ne marche pas simplement sur un sentier. Il visite le Panthéon, le Louvre, des États-Unis. D'autant qu'il traverse SEPT parcs nationaux! Les joyaux de la Couronne.



La nature américaine sublime, et donc divine. Décodage: le soleil = présence divine, le séquoia ou les flèches de rocher = nos cathédrales à nous. On insistera même, après la découverte des séquoias, sur le fait que certains d'entre eux étaient déjà là quand Jésus était en vie... Non, je ne délire pas, on trouve ces caractéristiques sur un nombre invraisemblable de tableaux du XIXe siècle, sans même parler de ce qui s'écrivait, pour le cas où on n'aurait pas bien compris en regardant les images.

Albert Bierstadt, Donner Lake, 1871

Sanford Gifford, Kauterskill Clove, 1862

Albert Bierstadt, Mariposa Grove, 1876

Thomas Moran, Tower Falls, 1875

Thomas Moran, Castle Geyser, 1872

Bob Dylan, With God On Our Side:

Oh the history books tell it
Oh les livres d'histoire le racontent
They tell it so well
Ils le racontent si bien
The cavalries charged
La cavalerie chargea
The Indians fell
Les Indiens tombèrent
The cavalries charged
La cavalerie chargea
The Indians died
Les Indiens moururent
Oh the country was young
Oh le pays était jeune
With God on its side.
Avec Dieu à ses côtés.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire