jeudi 1 décembre 2011

Histoire d'eau


 "Water, taken in moderation, cannot hurt anybody."
Mark Twain

"L'eau, consommée avec modération, ne peut faire de mal à personne".





La Californie, tout comme le Pacific Crest Trail, c'est avant tout une histoire d'eau. Pas assez d'eau dans le désert, trop d'eau dans les torrents de la Sierra. Pour la Californie, l'eau, c'est une question de vie ou de mort. Euh, pour les randonneurs du PCT aussi.
Car la Californie, la 3e économie du monde, vit au-dessus de ses moyens, depuis 160 ans. Un mirage dans le désert. La question de l'eau est une formidable épée de Damoclès au-dessus de sa tête. Une bombe à retardement qui menace sa survie et risque d'exploser à tout instant.

Tout le monde sait qu'il fait chaud dans le sud de la Californie. Mais tout le monde ne sait peut-être pas à quel point leur situation vis-à-vis de l'approvisionnement en eau est dramatique. La Californie est l'État américain le plus peuplé, son économie est la plus importante. Los Angeles est la deuxième ville des États-Unis. Mais tout ça repose sur des fondations aussi solides que le sable du désert, du côté de Yuma. Il n'y a pas assez d'eau. Yuma est en réalité en Arizona, à la frontière entre les deux États, mais c'est la ville la plus ensoleillée du monde. Officiel. À côté de Yuma, l'Arabie Saoudite a un climat tropical.
Mais c'est le même problème plus au nord. L'approvisionnement en eau de San Francisco a été indirectement responsable de la mort de John Muir, le cœur brisé. Malgré une lutte acharnée, on venait de décider de noyer derrière un lac de barrage une des plus belles vallées de Yosemite, la vallée de Hetch Hetchy. Il ne s'en est pas remis.
Et chaque hiver, on regarde du côté de la Sierra en priant pour qu'il neige suffisamment pour assurer l'approvisionnement en eau. Exactement le contraire de mes propres prières.

La Californie, dans le grand sud.

En effet, pour... survivre, la Californie compte sur deux sources (ok, je sors): la neige de l'hiver sur la Sierra et les canaux qui amènent l'eau qu'on a piquée ailleurs, dans Owens Valley, dans le Colorado. Et quand je dis piquée, c'est encore une litote. Le Colorado, un des fleuves les plus puissants de la planète, arrive sec à son embouchure au Mexique. Owens Valley, qui longe la Sierra Nevada sur son flanc est, était une vallée fertile à l'agriculture prospère. C'est le coup de la mer d'Aral. Elle est devenue un désert stérile. Tout comme Mono Lake, un magnifique lac à proximité de Yosemite, qu'on a transformé en mer morte.

Owens Valley.


Owens Valley... et l'eau de l'été prochain, sur la Sierra.
Los Angeles est derrière la Sierra.

Los Angeles est le résultat plutôt désastreux de manœuvres crapuleuses au début du XXe siècle. Des promoteurs véreux (un pléonasme?) ont fait main basse sur cette bourgade espagnole fondée au XVIIIe siècle. Ils ont fait deux choses, dans le but de développer une grande ville dans le sable du désert. Ils ont créé un réseau de tramway, au milieu de nulle part, avant même de commencer à vendre les terrains, et ils ont commencé à détourner l'eau et à la conduire vers Los Angeles par des canaux. Ce thème de la corruption politique (encore un pléonasme?) liée à l'eau, à L.A., sous-tend le film "Chinatown" de Roman Polanski, dans lequel Jack Nicholson joue le rôle principal.
Dans le désert du Mojave, le PCT longe d'ailleurs certaines de ces canalisations d'amenée d'eau vers Los Angeles. Certaines parcourent des centaines de kilomètres.
Un de ces canaux, All American Canal, court le long de la frontière mexicaine à Yuma. Il est dans mon dos, sur la photo "Californie" ci-dessus. On dit qu'il s'agit de l'étendue d'eau la plus dangereuse des États-Unis: plus de 500 morts depuis 1997 seulement. Vous avez compris pourquoi? Il est en travers du chemin des immigrants clandestins mexicains...
Rob m'expliquait, et ce n'est qu'un détail microscopique, qu'ils n'avaient le droit d'arroser que deux heures par jour, deux jours par semaine. Comme à Las Vegas, on patrouille pour vérifier qu'il n'y a pas de fuite sur votre tuyau d'arrosage. La Californie est en train de crever de soif. Normal, c'était prévu.

Concernant Mono Lake, un cousin américain de la mer d'Aral, un des hikers du PCT, Ryan Christensen, a fait un film avec sa petite boîte de production, Bristlecone Media. Regardez la bande-annonce, somptueuse, qui évoque les dégâts causés au lac et la lutte d'un groupe d'écolos contre les sociétés d'adduction d'eau de Los Angeles (The Mono Lake Story, Bristlecone Media):




Mais il y a peut-être pire encore. Reprenons. J'ai beaucoup appris sur ce sujet de mon ami Phil Caterino, qui habite Reno. Phil est un spécialiste des questions de protection de l'environnement dans la Sierra. Un livre publié cette année en fait le "successeur du Commandant Cousteau", rien que ça! Et il utilise une de ses passions pour faire des recherches sur ces questions. Phil fait de la plongée sous-marine dans les lacs de montagne. Tout particulièrement dans la Sierra Nevada.  Oui, je sais, ça caille grave. Une de ses filles s'appelle d'ailleurs Tenaya, du nom indien d'un des plus beaux lacs de Yosemite.
Phil gère une organisation du nom d'Alpengroup (alpengroup.org) et Anne-Marie et moi faisons partie du conseil scientifique. Prout, ma chère... Ça ne veut rien dire, et ça nous fait marrer, mais il faut bien que j'essaie de placer ça de temps en temps. Comme mon titre d'ambassadeur du PCTA. Pourquoi c'est plus long pour Anne-Marie que pour moi, d'ailleurs?? Eh, Phil, c'est quoi, ce bordel?




Phil avec Alexandra, petite-fille du Ct Cousteau.
C'est quoi, ce grand sourire, Phil?

Et en plongeant, notamment dans Tenaya Lake qui a donné son nom à sa fille, Phil a fait une découverte assez sidérante. De très vieilles forêts. Sous l'eau. Pas des arbustes. Des troncs séculaires.
Et on a fini par déterminer qu'il y a moins de mille ans, peut-être, une période de sécheresse s'est abattue sur la Sierra. Du lourd, qui assèche les lacs. Elle a duré 200 ans - suffisamment pour permettre à des arbres énormes de pousser dans le fond des ex-lacs. On estime que les précipitations avaient seulement diminué de 40%, à peu près ce qui s'est produit lors du "Dust Bowl" dans les grandes plaines dans les années 1930. Ce phénomène avait alors entraîné une catastrophe écologique et économique majeure, ainsi qu'une émigration massive. Vers la Californie. Ironie de l'histoire, encore et toujours. Mais ils ont aussi compris qu'il s'agissait là d'un phénomène cyclique, pas d'une catastrophe exceptionnelle. Et le rythme semble rapide.
Il est dès lors aisé d'imaginer ce qui arriverait à la Californie, euh... non, ce qui arrivera à la Californie quand une nouvelle période de sécheresse se produira. On n'est plus dans les "si", on est dans le "quand". Alors qu'ils sont déjà en train d'aspirer les dernières gouttes du Colorado avec une paille... D'autant que vous avez dû entendre parler de ce qu'on appelle le réchauffement climatique... Même si El Niño les aide épisodiquement à avoir un peu d'eau.
Ah, au fait, le timing de Phil sur la dernière période de sècheresse correspond très exactement à celle dont on pense très fort qu'elle a conduit à l'effondrement brutal de la civilisation indienne Anasazi, dans le sud-ouest américain. Une civilisation aussi avancée que celle des Mayas ou des Aztèques, avec qui ils commerçaient. Les Anazasi ont été effacés de la surface de la terre, du jour au lendemain. Chez nous, à cette époque, on commençait à construire les cathédrales. Ce n'est pas le mésozoïque... C'était juste avant-hier.

Certains des arbres récupérés dans Fallen Leaf Lake.


Il y a donc lieu d'observer TRÈS attentivement le niveau des lacs dans la Sierra Nevada. Ils pourraient bien, comme les canaris qu'on gardait au fond des mines, annoncer un très sérieux coup de grisou en Californie.


Voici Phil à l'œuvre à Tenaya Lake. La vidéo est très brève, elle est pourrie, mais elle vaut la peine d'être regardée. Je ne vous raconte pas les bidouillages pour récupérer un bout de vidéo VHS. Bref, ça surprend quand même... Et ça peut très légitimement inquiéter.





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