mercredi 7 décembre 2011

Mingo et Bill


"Buy land, they're not making it anymore."
Mark Twain

"Achetez de la terre. On n'en fabrique plus".







Une des grandes escales ravitaillement / zero day sur le Pacific Crest Trail se trouve sur la rive sud de ce fabuleux lac qu'est Lake Tahoe, dans le nord de la Sierra Nevada. Là se trouve une petite ville qui s'appelle South Lake Tahoe. C'est assez logique: elle est au sud, et sur la rive du lac. Non loin de la frontière avec le Nevada, à Stateline, où les casinos fleurissent. Le lac marque la frontière entre la Californie et le Nevada.

Stateline


Le Lac Tahoe est une merveille. C'est d'une beauté à pleurer. L'eau du lac est (encore) cristalline et d'un bleu profond. Le deuxième plus grand lac de montagne au monde, après le Lac Titicaca. C'est aussi, lien de cause à effet direct, un endroit où il vaut mieux disposer d'un portefeuille très rebondi.

Emerald Bay et Lake Tahoe.


Malgré ses incroyables attraits, Lake Tahoe a été — convenablement, dirai-je — préservé. On n'est pas, mais alors vraiment pas, sur la Costa Brava. Ni même à Monaco, quoique le standing de ses résidents soit sensiblement le même. Plutôt une sorte de riviera suisse, sur les rives du Léman. Chic. Et autour du lac, c'est le paradis des skieurs. On est dans la Sierra Nevada, donc on croule sous la neige. Et il y a 39 stations dans les alentours immédiats. Parmi lesquelles Squaw Valley où ont eu lieu les jeux olympiques.
C'est un lieu que j'ai la chance de très bien connaître et d'avoir beaucoup fréquenté. John et Laurel, membres de ma dream team, possédaient une maison au bord du lac, à Tahoe City. Plus exactement dans un endroit d'un luxe surréaliste qui s'appelle Dollar Point. John m'a souvent dit que la meilleure décision qu'il ait prise de sa vie avait été d'acheter un terrain au bord du lac et d'y faire construire une maison dans les années 1970, à une époque où le lac n'était pas encore une destination de week-end favorite des acteurs de Hollywood. Ils ont revendu la maison une fortune il y a 3 ou 4 ans et elle paie confortablement leur retraite. Accessoirement, mais c'est assez révélateur de ce qui se passe à Lake Tahoe, les acheteurs-qui-avaient-englouti-une fortune-dans-cette-acquisition l'ont immédiatement fait raser pour construire encore plus grand, encore plus beau.

Mais c'est une autre étrange histoire que je voudrais vous conter aujourd'hui. C'est à un excentrique multi-milliardaire que l'on doit finalement, au moins du côté Nevada, la beauté actuelle du Lac Tahoe dont on pourrait penser de prime abord que c'est un miracle qu'il ne soit pas cerné par les immeubles. Ce n'est pourtant pas une petite mare: le tour du lac par la route fait 120 kilomètres.
Comme je tiens à mes enchaînements, notre histoire est aussi en lien direct avec la ruée vers l'or de Californie. Et on y retrouvera également mon ami Phil qui a joué dans le dénouement un rôle crucial.



George Whittell est né à San Francisco en 1881. Avec une cuillère en argent dans la bouche, diraient les Anglo-Saxons. Ses deux grands-pères avaient fait fortune lors de la ruée vers l'or. Des immigrants arrivés là-bas sans un sou. Leur fortune, qu'hérite le père de George, était du genre sérieux. À la Bill Gates, en somme.
Mamma Mia! Quelle incroyable histoire! George sera fils unique. Mais il ne sera pas l'héritier d'un empire dont rêvaient ses parents. L'expression "play-boy" a dû être inventée pour George. Il n'a pas travaillé un seul jour de sa vie, et mettra littéralement un point d'honneur à faire tout son possible pour ne jamais gagner d'argent. La beauté incomparable du Lac Tahoe doit beaucoup à cette philosophie un peu particulière. L'histoire fait parfois des détours curieux.
Pendant une grande partie de sa vie (l'intégralité, même, peut-être?), George sera une caricature, obsédé par l'argent, l'alcool et les femmes. Obsédé aussi par la technologie et la vitesse. Il aura les moyens de s'adonner sans retenue à toutes ces passions. Il sera le propriétaire de six (!) Duesenbergs, des voitures qui, dans les années 1930, étaient les équivalents de ce que serait aujourd'hui un hybride de Bugatti, Rolls-Royce et Ferrari.
Au grand désespoir de ses parents, George fera régulièrement les titres des journaux, en raison des très nombreux scandales dans lesquels il sera impliqué, en général en compagnie de jeunes et jolies femmes. Comme celle qui portera plainte contre lui pour l'avoir fait fouetter nue par une autre femme en public pendant une soirée. Elle gagnera son procès. Je suis finalement surpris que Hollywood ne se soit pas encore emparé de la biographie de George Whittell pour en faire un film. C'était un film, ou un roman à la Scott Fitzgerald. Mais la réalité a sans doute largement dépassé la fiction. À 21 ans, ses parents tentent de le marier à une jeune fille de la "bonne" société. Mais pendant la cérémonie, George choisit de s'enfuir avec une jeune femme qui faisait partie de la chorale, à l'église. "Quand on parle pognon, à partir d'un certain chiffre, tout le monde écoute", disait mon maître Michel Audiard. Les jeunes et jolies femmes savaient écouter George.
Dans sa jeunesse, il suivra en Europe la tournée du cirque Barnum & Bailey, puis participera en Afrique à des safaris visant à capturer des animaux. Il en gardera une passion absolue pour les animaux sauvages. Mingo et Bill en témoigneront.

Bref, vous cherchez ce qu'on peut faire de plus dingue quand on a du fric à ne vraiment plus savoir qu'en faire, quand on veut faire des teufs graves jusqu'à en claquer, quand on veut démontrer que DSK est un comique troupier en matière de drague, et vous multipliez tout ça par dix. Vous aurez un aperçu de la vie de George Whittell.
Sa philosophie était de dépenser son argent, ou plutôt l'argent de ses parents, mais il prendra tout de même une décision judicieuse, la seule, probablement. Quelques semaines avant le krach de 1929, George Whittell vendra tous ses titres, pour 50 millions de dollars de l'époque. S'il n'avait pas flairé le vent, il aurait tout perdu. Et quand on lui a demandé comment il avait compris ce qui se tramait, il a déclaré: "Quand les hommes cessent de boire, de courir les filles et de jouer, ça sent mauvais"... On a même dit que compte tenu de l'ampleur de ses ventes, Whittell avait peut-être accéléré l'effondrement de la bourse.

Mais ce qui est vraiment intéressant va se produire en 1936. George est âgé de 54 ans. Il est contacté par deux promoteurs, investisseurs, hommes d'affaires qui viennent de se voir proposer un plan d'enfer. Dans des circonstances invraisemblables, ils ont la possibilité d'acquérir une vaste (c'est un euphémisme, vous allez le voir) propriété sur les bords du Lac Tahoe, côté Nevada. Mais le gâteau est vraiment très gros et trop cher pour eux. Le plan est d'acheter et, comme tout bon promoteur de cette planète le ferait, de revendre en morceaux, le tout assaisonné de multiples zéros.
Mais ils ont oublié un petit détail: George a longtemps fréquenté les grand fauves, il a même un lion apprivoisé du nom de Bill avec lequel il se balade quand il va boire un coup au bistrot. Ça a dû influer sur son comportement.

George et Bill, quand on le lui a offert.


Et George va acheter la fameuse propriété, mais aussi rouler dans la farine les deux promoteurs. Son intention à lui, initialement, est de faire la même chose qu'eux, mais pour son propre compte. Il commence à faire établir les plans de plusieurs casinos.

La propriété que vient d'acquérir George Whittell est, comment dire..., de taille conséquente. Vous êtes assis, j'imagine? 40 millions de mètres carrés. 4000 hectares, si vous préférez. Le long de la rive Nevada du lac, dans un site d'une splendeur à couper le souffle. 43 kilomètres de rivage encore vierge du lac. En fait, il s'agit de la quasi totalité de la rive du Lac Tahoe, côté Nevada.

George n'est pas pressé de mettre en œuvre ses projets immobiliers. Il n'a pas besoin d'argent, vraiment pas. Et il tient surtout à ne pas en gagner.  Ce qu'il fait, cependant, c'est de s'y faire construire un domaine, auquel il donne le nom de Thunderbird Lodge. Thunderbird, l'oiseau-tonnerre, un des grands mythes indiens. George aime bien l'oiseau-tonnerre. Il donnera ce nom aussi à ses deux avions, puis à un phénoménal yacht en acajou qu'il se fera construire pour sa propriété au bord du lac. Je suis allé dans le hangar dans lequel le Thunderbird était amarré. Mais j'y reviendrai.
Vous vous doutez que lorsque George fait bâtir, ce n'est pas un T2. Il a d'ailleurs failli rendre dingue l'architecte, Frederick DeLongchamps. C'est un ensemble de bâtiments de pierre assez rococo, mais pas laids, auquel il n'oublie pas d'adjoindre des bâtiments pour... les éléphants, dont le plus connu s'appelait Mingo. Et bien sûr, un logement pour Bill, le lion. Et une maison pour les parties de poker endiablées, en compagnie des jeunes femmes qu'il fait venir des casinos de Las Vegas et Reno. George a le sens de la fête.
Pour rejoindre le hangar à bateau et les autres bâtiments pour lesquels une certaine discrétion s'imposait, parce que George était tout de même marié, il fait percer un tunnel dans le granit, à plusieurs mètres sous terre. Je m'y suis promené...
Bref, on est dans le délire complet.





Et George fera tellement la fête qu'il en oubliera ses projets immobiliers. Involontairement, il est en train de protéger au bon moment une région magique. "Pristine", dit-on en Anglais, belle, pure, vierge comme au premier jour. C'est le bon mot, un mot que nous n'avons pas en Français.
La fin de la vie de George est plus triste, si on veut bien considérer que sa vie de débauché multi-milliardaire ne l'était pas, ce qui peut se discuter. Un lion se roule à ses pieds et lui casse la jambe. Il refuse de se faire opérer. Allez donc aux urgences expliquer que vous avez une jambe cassée parce que votre lion vous a fait un câlin un peu trop appuyé...
George se retrouve en fauteuil roulant, cloîtré dans sa propriété. Il n'est pas d'un naturel philanthrope, ça non. À vrai dire, on pourrait même légitimement penser que George était un sale con. Il s'oppose à toutes les tentatives du Nevada de protéger à tout jamais la nature vierge qui lui appartient. Rien que pour les emmerder, il commence à dilapider son fabuleux patrimoine et vendant de ci de là. La ville d'Incline Village est un des résultats de ces opérations. C'est, accessoirement, à Incline, sur l'ex-propriété de George, que sera tournée la série télévisée western "Bonanza", qui fit ma joie dans mon enfance. Dans cette série, le ranch Ponderosa, propriété immense de la famille Cartwright — un père et ses trois fils —, correspond en gros à celle de George Whittell.



3 minutes de nostalgie... Euh, enfin, peut-être pas!


À la mort de George Whittell, en 1969, le domaine a salement rétréci, mais il reste encore stupéfiant. Une grande partie est rachetée par un... célèbre financier de Wall Street, au hasard, Jack Dreyfus. Dreyfus est bien un descendant de celui que nous connaissons, celui de "l'affaire". Il fait agrandir la maison principale et y crée une invraisemblable salle à manger au bord du lac dans laquelle j'ai failli m'évanouir en découvrant la vue qu'elle offre, et deux de mes étudiantes, aussi hagardes que moi. Jack n'a acquis Thunderbird Lodge que comme un placement. Il n'y est jamais venu. Dans les années 1990, il finit par la mettre en vente. Et les vautours commencent à tournoyer autour de l'oiseau-tonnerre.
C'est là que nous retrouvons Phil.

Je vous ai dit que Phil s'occupait de protection de l'environnement dans le Nevada. Perdre Thunderbird Lodge, le laisser filer aux mains des promoteurs, serait une catastrophe. C'est une bulle de nature vierge miraculeusement préservée, dans un site exceptionnel. Comment faire?
En 1998, le gouvernement du Nevada et Phil vont concocter une opération compliquée, en partenariat avec un des plus gros promoteurs immobiliers de l'Ouest américain, Del Webb Corporation. Phil négocie la vente de morceaux de désert autour de Las Vegas où ils pourront jouer à construire des casinos et des lotissements pour leurs employés. De toute façon, c'est foutu, on n'arrêtera pas la progression galopante de Las Vegas. Mais avec l'argent récupéré, on va voir Jack Dreyfus et on lui pose une grosse mallette sur le bureau. La technique est connue, mais cette opération-là sera la plus importante de l'histoire du Nevada. Thunderbird Lodge est mis à l'abri pour toujours, du moins peut-on l'espérer. Mais le reste du rivage côté Nevada a également été préservé suffisamment longtemps — quoique involontairement — par George lui-même. On est maintenant parvenu à une époque où on ne laisse pas faire n'importe quoi autour du lac.

Et en 1999, Phil commence à s'occuper du centre de recherches sur la protection de l'environnement qui vient de s'installer dans les "locaux" invraisemblables de George. Peut-être les bureaux les plus rocambolesques d'Amérique du nord. J'enseignais à l'époque dans un département de mon université qui s'occupait d'aménagement et de développement territorial. Phil a fait un p'tit saut en avion pour venir recruter parmi mes étudiants. Deux d'entre elles sont parties là-bas pour un stage de six mois. D'autres les ont rejoint l'été suivant.
Je peux vous garantir qu'elles avaient décroché le jackpot! Elles étaient en réalité les deux seules résidentes de Thunderbird Lodge. Et je n'oublierai pas leur regard abasourdi quand je suis allé les voir. Ça m'a permis également de visiter en détail la propriété qui n'était alors pas ouverte au public. Je n'ai tout de même pas eu leur chance de faire une balade, un soir de 4 juillet, fête nationale américaine, sur le lac illuminé par les feux d'artifice, à bord du Thunderbird...
Dans les années 1960, Whittell avait fini par vendre le Thunderbird à Bill Harrah, richissime propriétaire de casinos. C'est encore Phil qui a négocié le retour du bateau à Thunderbird Lodge.


Un stage à Thunderbird Lodge, la galère!

La maison des jeux de cartes...

Je vous recommande de regarder cette vidéo de 25 minutes de présentation de la propriété, en trois parties. Cela vaut la peine. Même si vous ne comprenez pas les commentaires, vous n'aurez pas souvent l'occasion de voir un domaine aussi extravagant. Elle est trop lourde pour que je l'intègre au blog, mais elle est ici et . Un passage émouvant, pour moi, à 3'39 de la 2e partie: la visite de l'appartement des domestiques, où logeaient Véronique et Clémentine, mes étudiantes... Et le tunnel. À 5'00, on voit une piscine intérieure encore en chantier. Un ouvrier est tombé de l'échelle pendant la construction (c'est un scénario que je connais aussi de près) et s'est tué. Whittell a arrêté les travaux et tout laissé en l'état, échelle comprise. Et dans la 3e partie, vous verrez le fantastique bateau, le Thunderbird, sur lequel mes étudiantes ont eu la malchance d'avoir à se balader.


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