mercredi 21 décembre 2011

Thanks, Craig!


"Quand on a de graves préoccupations alimentaires, on n'a pas beaucoup d'ambition".
Michel Audiard




J'imagine déjà Jean-Michel, Élodie et Stéphane — mes lecteurs thru-hikers — ou Paul et Chantal, qui se préparent à y partir en même temps que moi, bien se marrer à la lecture de ce qui va suivre. Ils sont passés par ces affres. J'ai en effet plongé les mains dans le cambouis, c'est-à-dire que j'ai commencé à travailler à l'élaboration d'un planning de ravitaillement. J'en avais déjà établi un au début de l'année, quand j'ai pris la décision déraisonnable de partir sur le PCT, mais il est déjà complètement foireux.
Je me suis attaqué à un nouveau plan, qui sera lui aussi nécessairement foireux. Il l'est déjà.

L'Église des Dingues Furieux ne manque pas de ressources pour aider les tarés qui voudraient venir faire un tour à Campo. C'est vraiment une communauté, ces gars-là, et la solidarité et la générosité n'y sont pas des mots creux. Craig Giffen a concocté un remarquable logiciel (www.pctplanner.com), gratuit, of course, qui vous permet (?) d'établir votre planning, de savoir quand vous serez où, pour ravitailler en ville. Il reste ensuite à déterminer si on fait son shopping là-bas ou s'il conviendra de vous envoyer un colis de provisions. Pour prendre cette décision, il faut bûcher le guide de Yogi. Nous y reviendrons.
Tout ça et bel et bon, mais il faut quand même entrer des chiffres particulièrement sujets à caution, susceptibles d'emblée de tout foutre par terre.

Commençons par l'essentiel. Craig vous demande à quelle vitesse vous comptez marcher.
Et là, tout d'un coup, un blanc. L'œil vitreux. Le regard torve, en même temps. À quelle vitesse je compte avancer? C'est à moi que tu parles, Craig? "You talkin' to me?", comme disait De Niro dans Taxi driver avant de sortir son flingue. En quarante ans de montagne, je ne me suis jamais posé cette question. Le dénivelé, oui, ça me parle. Mais la vitesse de progression en miles, ou kilomètres, paraît une donnée absolument incongrue pour un montagnard européen. Elle dépend du dénivelé, justement. Heureusement, ma longue fréquentation des États-Unis m'a appris, depuis longtemps, qu'un automobiliste U.S. ne se préoccupe jamais de sa vitesse, qui est strictement limitée,  ni de la distance à parcourir, mais bien du temps qu'il lui faudra pour arriver à destination. Nous dirions qu'il y a 300 km, un Américain dira qu'il y a 4 heures de route. Nous disons qu'il y a 1000 mètres de dénivelé, un Américain raisonnera en miles parcourus par heure, en miles à parcourir, et donc en temps nécessaire.

La vitesse de marche, donc. Évidemment, on a une vague idée de ce qu'il faudra imposer à nos pauvres jambes, parce qu'il suffit en premier lieu de diviser la distance totale à parcourir par le nombre de jours raisonnables pour savoir, à la louche, combien de miles il faudra couvrir chaque jour.
Alors, je sors mon ardoise, ou ma calculatrice, c'est selon: la fenêtre météo du PCT s'étend du mois d'avril à la fin du mois de septembre. Pour avril, les débats sont toujours ouverts pour déterminer la bonne date de départ.
Plusieurs problèmes se posent, comme vous commencez à le savoir. Si vous partez plus tard (après la mi-mai, vraisemblablement), le désert deviendra franchement dangereux et l'eau y sera encore plus rare que rare. Si vous partez début avril, vous vous heurterez à deux difficultés majeures: vous parviendrez "trop" tôt dans la Sierra où l'enneigement sera encore très important. Mais dans le désert, d'autres obstacles vous attendent très vite. Le désert n'est pas plat, non, non, non; on y trouve plusieurs massifs montagneux, dont San Jacinto, qui peut constituer un redoutable obstacle enneigé ou glacé en avril. Tout ça doit être pondéré en fonction de l'enneigement de cet hiver. Couché, La Niña!
Bon allez, je me range à l'avis de la majorité qui a convenu que la "bonne" date de départ est la deuxième moitié d'avril. J'obtiens une durée de 140 à 150 jours. C'est une moyenne, évidemment. Si on déborde, vers la fin de septembre ou le début d'octobre, on s'expose à prendre l'hiver canadien en pleine figure.
4300 km divisés par 150 = 28,5 km par jour. Ouïe, ouïe, ouïe.

On continue à théoriser. Plein de bonnes intentions, je compte marcher 9 à 10 heures par jour, mais il faut que je pense aux arrêts, et j'estime que je marcherai réellement, si tout va bien, 7 heures par jour. J'obtiens une vitesse de progression de 4 km/h. Pas sur terrain plat, en montagne. Ça craint. Si je veux pouvoir marcher moins vite, il faudra marcher plus longtemps.
Pour Craig, cela représente 2.5 miles à l'heure. C'est ce qu'il veut savoir, ainsi que le nombre d'heures de marche quotidiens. Il y ajoute, mais c'est paramétrable, 45 minutes de repos par 1000 pieds (300 m) d'ascension. Ça me paraît généreux, mais je ne vais pas commencer à rogner sur les temps de pause, quand même.
Je note qu'Élodie et Stéphane ont marché à une moyenne allant de 3,1 à 3,4 km/h, en-dehors de la Sierra, bien sûr. Donc, "mon" 4 km/h est bien utopique, ou théorique.

Grâce à ces données, le logiciel de Craig mouline et calcule la longueur des étapes entre les endroits les plus classiques pour ravitailler, ou s'envoyer un colis. On peut ensuite entrer les "zero days", les jours de repos pris sur le parcours, ou même déterminer si on continue à marcher après avoir ravitaillé, ou si on décide de rester sur place pour la nuit. J'arrive en ville à 14 h, je fais un arrêt au stand pour ravitailler. Est-ce que je repars aussitôt après, ou bien est-ce que je reste passer la nuit dans un motel? Ravitailler peut prendre du temps, c'est pas vraiment comme en Formule 1. Il faut en outre savoir que certaines villes peuvent être éloignées du PCT de 50 kilomètres. Il faut faire du stop pour y aller, et ça peut être long. Surtout avec l'odeur que vous dégagez.

Tout ça est formidable, mais repose sur la justesse d'une estimation de vitesse de marche que je fais depuis mon bureau, bien au chaud, pas trop fatigué, et sans sac sur le dos ni hordes de moustiques. En outre, ma vitesse ne sera évidemment pas la même au départ, ou au bout de deux mois de marche au terme desquels j'espère avoir une forme olympique. Quand on marche 10 heures par jour, tous les jours,  pendant plusieurs semaines, soit on meurt, soit on est en grande forme.

Tout ça aura une incidence non négligeable sur mes calculs, par effet de dominos. Disons que j'ai calculé — c'est un exemple — qu'il me faudrait 6 jours pour parvenir à Castella où je compte m'expédier un colis de ravitaillement pour les 5 jours suivants. Mais si je suis plus lent que prévu, je vais avoir de très sérieux problèmes de réapprovisionnement calorique et mon rendement pourrait s'effondrer encore plus. Les efforts que vous consentez nécessitent 7000 calories par jour: si vous cessez de manger par rupture de stock, vous serez très mal, très vite. Il n'y a pas, ou plus, de marge de sécurité dans votre corps. Et si je me donne une marge de manœuvre et que je porte deux jours de nourriture supplémentaires, par prudence, j'alourdis mon sac de deux ou trois kilos qui me ralentiront. Vous voyez le sac de nœuds? Et d'abord, comment estimez-vous ce qu'est un jour de nourriture pour faire des efforts aussi intenses, quand vous faites vos petites courses dans un supermarché américain? Si vous faites le plein de bonnes choses, vous ne pourrez plus avancer. Si vous ne mangez pas assez, vous ne pourrez plus avancer. C'est simple.

L'autre problème est lié à la philosophie culinaire des citoyens américains. Comme je l'ai déjà écrit, ce que nos amis américains considèrent comme du ravitaillement correct dans une petite boutique au milieu de nulle part pourrait bien apparaître immangeable à des estomacs européens. Un bon stock de beurre de cacahuète et des sachets de nouilles déshydratées Ramen pourraient faire le bonheur de certains hikers. Je ne suis pas sûr qu'ils fassent le mien. Je ne suis pas sûr non plus qu'un Camembert, que je ne trouverai pas aux États-Unis, fasse le bonheur d'un Américain! Il convient par conséquent d'exercer une certaine prudence quand Yogi écrit dans son guide qu'on trouve à cet endroit x du ravitaillement convenable. Convenable pour qui? Et pourtant, je ne suis vraiment pas difficile. Euh, enfin, ça dépend où...

Ravitaillement mongol.
Après tout, le beurre de cacahuètes, c'est pas mal, quand même.

Ravitaillement népalais.

Ravitaillement éthiopien.

Ravitaillement afghan.

Ravitaillement indien.

 Les photos sont d'Anne-Marie qui est végétarienne et, comme vous l'aurez remarqué, adore les étals de viande sympathiques... Il faut dire qu'elle fréquente des endroits parfois étranges.



Il pourrait donc être tentant de renoncer au ravitaillement sur place et préparer tous les colis à l'avance, quand on a vraiment du choix. Mais vous imaginez le labeur? 450 repas? Donc plus de 450 kg à expédier? Sans compter que rien ne vous garantit que vous parviendrez là où vous aurez envoyé vos provisions. À cela s'ajoute une autre contrainte, parvenir en ville pour récupérer votre colis au bon moment, c'est-à-dire à une heure d'ouverture d'un microscopique bureau de poste qui ferme du vendredi midi au lundi suivant. Et si vous arrivez dix minutes après la fermeture, vous imaginez la tête que vous tirez?
C'est la raison pour laquelle le logiciel de Craig allume en rouge les dates d'arrivée prévue en ville quand c'est un week-end. Alerte! Mais une fois encore, tout ça repose sur vos calculs préalables. Il y a de fortes chances pour que ce planning amoureusement concocté soit bon à déchirer avant l'arrivée à Mount Laguna, au bout de trois jours.


Voilà comment se présente le logiciel génial de Craig, pour les deux premières étapes. C'est une entame d'ébauche de simulacre de simulation, à marche volontairement lente pour le début. Dans la colonne de gauche, on coche les endroits où on envisage de ravitailler. On entre ensuite la vitesse et on obtient ceci:

1ère étape: de Campo à Mt Laguna: 3,2 jours. 69 km. Le jour de la semaine où on arrive, la distance cumulée, le dénivelé, la courbe de dénivelé (c'est quoi, ce désert qui n'est pas plat??), et les dispositions arrêtées pour le ravitaillement à destination. Pour Mt Laguna, compte tenu de ce que j'ai lu dans le guide de Yogi, je vais m'expédier un colis à l'avance. Parce que ce qu'elle écrit est très exactement ce que je redoute: "This is a small grocery store with decent hiker resupply." "C'est une petite épicerie avec du ravitaillement correct pour les randonneurs". C'est à comparer avec les formulations qu'elle emploie quand il y a vraiment du choix. Ravitaillement correct? Ça sent le beurre de cacahuètes et les chips.
Ce colis fera partie de ceux à préparer et expédier de Long Beach dès le 2 avril. Je devrais arriver à Mt Laguna dans la journée et y rester jusqu'au lendemain matin. Encore que... Ça dépendra de mon état de fatigue, mais si je repars aussitôt, je commence à chambouler tout mon planning. Ventrebleu!
Cette étape se parcourt généralement en 3 jours parce qu'elle est au début. Au bout de 2 ou 3 mois, elle se ferait en 2 jours. Pour Scott Williamson, en 1 jour...

2e étape: de Mt Laguna à Warner Springs et ses sources chaudes: 4,6 jours. 109 km. Il n'y a pas grand chose à Warner Springs, en dehors des sources chaudes, et je vais m'y envoyer un autre colis. Mais à mi-parcours, grosso modo, je vais rejoindre en stop la ville de Julian pour y ravitailler, parce que là, on a du choix. Cela me permet de ne partir de Mt Laguna qu'avec 3 jours de provisions, au lieu de 5. Parce que dans ce secteur désertique, j'aurai aussi 5 litres d'eau sur le dos, qui pèsent, aux dernières nouvelles, 5 kg. Si je peux économiser 2 jours de nourriture, je gagne 2 à 3 kilos.


Voilà le travail assez théorique qu'il faut faire pour les 4300 kilomètres. Une multitude de calculs et de choix un peu arbitraires, à l'aveugle. Ces deux étapes couvrent 178 km.
Mais on dit quand même un très grand MERCI! à Craig, parce que son logiciel est extrêmement précieux.
Euh, vous noterez en passant que, dès le départ, dans le désert, le terrain n'est pas vraiment plat. En fait, il ne l'est jamais.


À la fin, voilà le résultat, mais ce planning n'est qu'une première ébauche rapide, qui sera bien sûr retravaillée dans les jours qui viennent. Beaucoup de choses clochent. Trop..., pas assez..., bref...
Et puis, sur la colonne de droite, tout ce qui est affiché en rouge indique des problèmes potentiels de ravitaillement (week-ends). Mais bien entendu, ce calendrier fluctue selon votre vitesse, et même tout bêtement le jour de la semaine où vous serez à Campo. En réalité, ce paramètre est ingérable avant le départ et signifie une seule chose: au cours de l'étape 12, par exemple, si vous constatez que vous arriverez à destination un dimanche, il faudra accélérer le rythme afin d'arriver la veille, au moins.

Note pour les thru-hikers: oui, je sais, c'est trop lent, trop long. Mais pour le moment, écrire que je vais devoir marcher 50 km dans la journée, j'ai du mal, je fais une sorte de blocage. Je vais aller voir mon psy.


4 commentaires:

  1. L'outil utilisé formate bien les projets.Dans notre projet "définitif" nous partons 5 jours après toi et prévoyons d'arriver 5 jours après!!! Cela correspond au planning des "Slower Hikers" de Halfmile : http://www.pctnews.com/wp-content/uploads/2011/07/pct_hiker_schedule.pdf.
    Ce résultat est obtenu avec d'autres hypothèses que la tienne (plus de zero days prévus)sur le projet nous te suivons avec une certaine élasticité); par exemple nous sommes largués dans la Sierra (nous ne partons pas avec 11 jours de ravitaillement!)
    Paul

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  2. Merci, Paul, de ces commentaires. "Largué dans la Sierra"? Ça reste à voir, bien sûr. Et dans la Sierra, je prévois de redescendre à Bishop (?) pour ravitailler.
    Mon planning est encore bien flou. De toute façon, je crains que ce genre de calculs ne conduise à être soit trop optimiste, soit trop défaitiste. Nous ne savons pas, même si on a lu les récits des anciens, dans quelle forme et à quelle vitesse nous progresserons. Nous ne pouvons pas dire de combien de zero days nous aurons besoin.
    Il reste un grand flou artistique.

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  3. Très important le planning : ça occupe pendant les longs mois de préparation, enfin ... d'attente !
    Le yogibook est super pour préparer les stops et ravitos mais ça n'empêche pas les bonnes (et mauvaises) surprises ... heureusement qu'on ne peut pas tout prévoir !

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  4. Effectivement, le post m'a bien fait marrer !!! Eh Eh Eh ;-)))). Bon "planning" à tous. HI HI HI.

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