lundi 30 janvier 2012

Et l'avenir, dans tout ça?


"... un quart de siècle de bonheur... ou de chimère entretenue, dans un cadre encore intact".
Pierre Minvielle


En épilogue de son livre Zero Days, Barbara Egbert s'interroge, à juste titre, sur les perspectives d'avenir du Pacific Crest Trail. Il faut en effet garder présent à l'esprit que c'est un parcours tout jeune. Si l'on considère que la première a été accomplie par Eric Ryback en 1970, le sentier n'existait alors pas encore dans son intégralité. Il n'a été achevé qu'en 1993. Et pourtant, sa fréquentation a beaucoup évolué en très peu de temps. Elle s'appuie aussi fortement sur la sorte d'infrastructure de soutien qu'apportent les divers trail angels et Barbara pose d'intéressantes questions sur les limites de cette bonne volonté confrontée à une certaine explosion du nombre de hikers. Franchement, même armés de la meilleure volonté du monde, vous accepteriez, vous, de recevoir chez vous cinquante randonneurs puants, sales et affamés, chaque jour, pendant trois mois, tous les ans? Et leur laver leurs chaussettes?
 Les villes de ravitaillement, elles-mêmes, ne voient pas forcément d'un très bon œil cet afflux saisonnier de types dépenaillés et malodorants qui font des razzias sur tout ce qui se mange. L'existence même du sentier est constamment menacée par les intérêts privés. Le PCT traverse plusieurs domaines privés et on est en droit de se demander combien de temps les propriétaires tolèreront cette invasion. C'est un combat de tous les instants de la part de l'association. La question de fond est en réalité celle de la résilience du sentier, de sa capacité d'absorption d'un tel afflux de hikers, des graves risques que lui fait déjà subir cette surfréquentation, en peu d'années, somme toute. C'est un miracle d'avoir un sentier continu de 4300 km, ça pourrait bien ne pas durer. De plus, le permis qu'il est nécessaire d'avoir pour parcourir le PCT (je l'attends d'un jour à l'autre) est en réalité un non-permis, automatiquement délivré. Mais combien de temps encore avant que de vrais quotas soient introduits, ou qu'on se préoccupe des risques réels du parcours et qu'on exige des "qualifications"? L'accès au PCT est encore libre, c'est aussi une sorte de miracle de nos jours, mais jusqu'à quand?

À ce titre, j'ai bien conscience, moi aussi, d'être un privilégié de pouvoir partir sur le PCT tant qu'il... existe encore, tant qu'il y a des trail angels qui acceptent d'apporter leur très précieuse aide. Je sais qu'un tel parcours n'est en aucun cas gravé dans le marbre de l'Histoire. Il n'est certainement pas éternel et la rapidité d'évolution de sa fréquentation peut légitimement inquiéter. J'en ai d'autant plus conscience que j'ai déjà vécu ce type de situation. C'est l'avantage, ou l'inconvénient, d'avoir  "sous ma ceinture", comme on dit chez eux, un certain nombre d'années de pratique des loisirs, ou sports, de montagne. J'ai vu au fil du temps comment une activité pouvait évoluer, ou dégénérer, selon le point de vue, jusqu'à en devenir quasiment impraticable. Je vais vous en donner deux exemples:

En 1977, dans l'antiquité, ma bande de copains et moi-même venions de découvrir une nouvelle possibilité d'amusement (de fun, dirions-nous en Français moderne) dans les Pyrénées. Deux bouquins nous avaient mis sur la piste de ce qui allait beaucoup nous occuper — nous ne le savions bien évidemment pas à l'époque — au cours des années à venir. L'un d'entre eux, de Pierre Minvielle, s'intitulait: À la découverte de la Sierra de Guara. Il avait été publié en 1973. Il est définitivement épuisé et il est enfermé à double tour dans le coffre-fort que je n'ai pas. Il décrivait des itinéraires de balade et de découverte dans une région sauvage et quasi abandonnée des Pyrénées espagnoles. L'autre était plus ciblé. Patrice de Bellefon, un guide de haute montagne pyrénéen, avait publié un ouvrage dans cette fabuleuse collection des Éditions Denoël qu'avait lancé Gaston Rebuffat avec ses 100 plus belles courses dans le Massif du Mont Blanc. De Bellefon, en toute logique, livrait ses 100 plus belles courses dans les Pyrénées. Ces livres sont des trésors de ma bibliothèque.

Donc, parmi les courses recommandées par De Bellefon, il y avait la descente du Canyon du Rio Vero, dans la fameuse Sierra de Guara, en Aragon. Ah, ah, mais qu'est-ce donc que cette région dont ils nous parlent? Minvielle, lui, abordait sa description à la manière de René Caillié racontant son arrivée à Tombouctou en 1828. Difficile de croire aujourd'hui que ce fascicule décrivait une partie des Pyrénées, il y a 35 ans: "C'est le 20 avril 1950 que, pour la première fois, j'abordais avec mon père, le docteur Paul Minvielle, la fameuse Sierra de Guara. A cette époque-là, ce massif montagneux jouissait du prestige qu'ont les terres mal connues. Les rares articles qui lui avaient été consacrés se bornaient à en signaler l'existence et remontaient à un demi-siècle. Nous allions mettre nos pas directement dans les traces de Lequeutre, de Saint-Saud, de Tissandier. D'emblée, notre excursion prenait des allures de grande entreprise". Eh ben nous, Pierre, une telle description suffisait à nous faire dégainer les sacs, et nous avons mis nos pas dans les tiens, sans tarder. "Le rio [Vero] plonge dans cinq formidables gorges", écrivais-tu. Ah ouais? En route!

La description de l'itinéraire par De Bellefon était pour le moins sommaire. Nous avions bien compris qu'il s'agissait d'une descente de canyon, mais dans les Pyrénées. Certes, il y avait de l'eau, mais on était bien en montagne. Et, nom d'une pipe, que ça semblait beau! Il ne nous en fallait pas davantage pour organiser notre sortie du 15 août, avec la bande habituelle d'allumés. Nous sommes partis pour la Sierra, avec l'équipement de montagne de l'époque — grosses chaussures, knickers, sacs à dos, tentes, duvets... Sans cuillère en titane — mais nous emportions aussi un gros canot pneumatique dans lequel nous pensions pouvoir déposer les sacs pour ne pas avoir à les porter. Naïfs, sans doute, mais nous avions suivi à la lettre les indications de l'auteur. "Nous savions, en y partant, que la descente des gargantas du rio Vero était une merveilleuse aventure, et nous décidâmes, pour en profiter pleinement, d'y bivouaquer malgré nos sacs alourdis par nos duvets, nos vêtements de rechange et nos vivres pour la soirée. Nous n'ignorions pas que plusieurs bains dans l'eau froide du rio étaient inévitables et que le poids de nos sacs compliquerait les manœuvres de cordes destinées à leur éviter une malencontreuse immersion". T'as raison, Patrice... La Sierra de Guara avait subi de plein fouet la désertification rurale dans les années soixante, et il n'y restait presque plus aucun habitant. Quand nous sommes arrivés à l'entrée du canyon, nous étions sur la lune. Personne, une région effectivement sauvage, d'une éblouissante beauté. Nous avons gonflé le bateau et empilé tous les sacs, pleins d'enthousiasme. C'est à ce moment-là que Jannick, qui avait entendu une sorte de gargouillis d'eau un peu plus loin, a proposé de s'avancer pour reconnaître le parcours. Il a fait une centaine de mètres, jusqu'à la première chute, s'est retourné et nous a crié (je l'entends encore): "Dégonflez le bateau!".

Nous nous sommes donc engagés dans une extraordinaire descente de deux jours, sans rencontrer personne d'autre. Seuls au monde, avec notre équipement de montagne, à affronter les nombreuses difficultés que nous opposait une descente qui se pratique... à la nage, et en combinaison de plongée.
Un souvenir merveilleux. Bien entendu, nous avons très vite affiné notre équipement, et les années qui ont suivi nous ont vu enchaîner descente de canyon sur descente de canyon, de manière intensive, dans un univers toujours aussi sauvage et désert. Nous étions des privilégiés, pendant une dizaine d'années. Guara était devenu notre Disneyland.
Mais bien évidemment, ce joyau dissimulé dans un repli des Pyrénées a fini par être découvert par d'autres. Les effets de cette fréquentation qui a explosé au cours des années qui ont suivi ont ressemblé aux langues d'Ésope. Le développement du tourisme a sans doute bénéficié à la région et de nombreux villages se sont repeuplés. Mais en ce qui concerne les descentes de canyons, le tableau n'était pour nous plus aussi idyllique. Des autobus entiers ont fini par débarquer, des parkings payants ont été aménagés à l'entrée de certains canyons, des organisations ont flairé le bon plan et les guides professionnels ont mis la main sur ce juteux marché. Les réglementations sont devenues draconiennes et ont singulièrement limité la liberté dont nous avions tant profité. On a fini par convaincre ceux qui voulaient y aller qu'un guide était indispensable, qu'il fallait encadrer l'aventure, maîtriser les risques. Ce n'était plus ma Sierra, celle des souvenirs éblouissants, de la nuit passée à grelotter, bloqués dans un des canyons les plus difficiles — la redoutable Gorge Noire —, de l'amitié, de la liberté, des grillades et de l'aventure, et j'ai cessé d'y aller. Devoir faire la queue derrière des guides et leurs dizaines de clients avant de poser un rappel n'était pas vraiment ma tasse de thé. Cette atmosphère détruisait radicalement l'ambiance féérique et les merveilleux souvenirs et il valait mieux rester sur les images de tous ordres que nous avions engrangées.
C'était une époque où le terme de canyoning n'avait pas encore été inventé. L'activité elle-même n'existait pas. Quinze ans plus tard, notre Sierra s'était évanouie comme un rêve, elle avait été tuée par la surfréquentation. Mais elle restait — et demeure — dans notre tête. Et sur les photos.










Le même phénomène s'est produit, avec des variantes, concernant le rafting. Jacques était un champion de kayak, et nous avons un jour décidé d'acheter un raft d'occasion, à quatre. Comment vous décrire ce bonheur, et les épisodes particulièrement déjantés que ce raft nous a offerts? Nous l'avons littéralement usé jusqu'à la corde, ou la toile. Nous descendions les gaves pyrénéens au printemps, pour avoir le niveau d'eau "intéressant", mais aussi en plein hiver. J'ai le souvenir d'une descente douloureuse du Gave d'Aspe à la fin du mois de décembre. Le lendemain, Martine était repartie au boulot pour y entendre un collègue lui parler de son week-end au ski. "Et tu ne le croiras pas", avait-il ajouté, " en redescendant par la Vallée d'Aspe, on a vu des cinglés qui descendaient le gave sur un raft!"...
Nous sommes un jour partis sur l'Isère où se déroulaient les championnats du monde de kayak. L'occasion était trop belle. Un matin, nous avons gonflé le raft et nous sommes descendus. Enfin, cette descente-là a failli très, très mal se terminer quand le raft s'est retourné dans des rapides particulièrement violents. Et à l'arrivée, j'ai été cueilli par les gendarmes qui m'ont emmené, en combinaison de plongée, à la gendarmerie pour explications. Bon, je le concède, c'est un peu comme si vous décidiez, le matin du Grand Prix, d'aller tourner sur un circuit de Formule 1 avec votre Renault... Ils n'avaient pas vraiment aimé.
Mais à cette occasion, j'ai senti que c'était une fois encore le début de la fin. Le rafting devenait une activité en vogue et les règlementations fleurissaient. L'obligation d'avoir un guide agréé était au détour d'un rapide. Nous avons revendu le raft. Et gardé les photos et les souvenirs.

Descente de la Noguera Pallaresa, Pyrénées espagnoles.

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