jeudi 12 avril 2012

11 avril Mount Laguna


Position GPS: 11 S 0554212 3636689

Anatomie d’un désastre évité de justesse.

À Lake Morena, pendant que Running Wolf et moi sommes en train de cuire au soleil, arrive le wagon suivant de hikers, en provenance de Campo. Leurs noms m’amusent toujours, mais ils les prennent très au sérieux. Pokey, et le copain qu’il a entraîné dans cette galère et qui porte fort judicieusement le nom de “Behind Pokey”, Exhilaration, Hot Wing, Ed. Ils viennent de tous les États américains, Alaska, New Hampshire, Iowa, Tennessee, Pennsylvanie, mais pour le moment sont tous Américains, et des hommes, à l’exception de Bone Lady.
Je suis tout de même étonné de cette culture, de cette passion, qu’ils entretiennent pour les “big trails”, les sentiers de randonnée ultra-longue distance. Le terme d’engagement prend son vrai poids, ici. Southern me disait qu’il dormait par terre dans le salon d’un copain depuis plus d’un an pour économiser le prix du loyer et financer le PCT. Hot Wing, quant à lui, explique sa philosophie: je travaille, j’économise, je pars sur l’Appalachian Trail. Je travaille à nouveau, j’économise, et me voici sur le Pacific Crest Trail. Ils ont pour la plupart plaqué boulot et logement. Justin, lui, a plaqué sa copine, qui ne voulait pas qu’il parte.

Je hais les météorologues américains. Ils sont d’une fiabilité et d’une précision redoutables. Ils avaient annoncé beau temps chaud jusqu’à mardi (je le confirme, la première étape était… comment dire? Une fournaise). Et une tempête, avec pluie et neige, devait arriver dans la nuit de mardi, à Lake Morena. Jusque vers 18 heures, c’était grand ciel bleu et grosse chaleur. Je commençais à regarder ces prévisions avec l’œil amusé que je jette aux prévisions de la télé française. Mais juste au moment où le soleil a disparu derrière Morena Butte, la température a brutalement dégringolé, le vent s’est levé et un premier nuage a fait son apparition. Je commençais à frissonner, à 18 heures 30, j’étais dans mon duvet pour échapper au froid. Et que pensez-vous qu’il advint? Dans la nuit, la pluie s’abat sur notre camp avec violence, sans interruption. J’ai de la chance, je suis au sec sous ma tente, ce n’est pas le cas de tous, avec leurs abris parfois folkloriques. Quand la lumière du jour arrive, il s’agit de mettre sur pied un plan de bataille: comment plier le camp en gardant tout au sec, dans une tente minuscule? Ensuite se pose le problème de la tente elle-même.
Je réussis tant bien que mal à gérer la situation, au prix de nombreuses contorsions, et je pars en courant vers le bâtiment sanitaires pour mettre la tente à égoutter et me réorganiser. Hot Wing et Ed m’y rejoignent. Les autres n’ont, semble-t-il, guère envie de bouger. Running Wolf, après une nuit sous son bivouac, doit déjà être en route. On peut le comprendre.

Premier paramètre qui va conduire à une journée de cauchemar où je vais me retrouver en danger véritable. La réorganisation de mon sac prend du temps et je ne partirai que vers 8 heures. Tous les randonneurs sont d’accord pour dire que pendant les premières semaines, il faut savoir prendre son temps et ne pas trop faire forcer la machine, au risque de blessures sérieuses. En particulier, s’agissant de l’étape de ce jour, Mount Laguna se trouve à 37 kilomètres. C’est BEAUCOUP. Évidemment, à Mt Laguna, il y a un motel, donc une douche, donc de la lessive, donc un lit. Mais Mt Laguna est en montagne, à plus de 2000 mètres, très loin. Il est donc d’usage de couper cette étape en deux et de s’arrêter à Fred Canyon, où il y a un point d’eau potentiel. La question de l’eau est tout le temps présente à l’esprit. Où vais-je trouver de l’eau? Y aura-t-il encore en cette saison? Quelle est la fiabilité de l’information? Combien de litres dois-je prendre? Trop, je m’alourdis inutilement, pas assez, je me mets en grave danger.
Hot Wing et Ed penchent pour un gros effort afin d’atteindre Mt Laguna ce soir. On peut les comprendre. Par un temps aussi pourri et avec une tente détrempée, la perspective d’une nuit dans Fred Canyon n’a décidément rien d’idyllique.






Approche des Laguna Mountains.


Je n’ai pas encore vraiment choisi. Je suis fatigué, mon sac est encore trop lourd, mais la tente mouillée au fond de mon sac ne me réjouit pas non plus. Je prends un “petit déjeuner”, mes vitamines, et en route. Sous une pluie battante froide. Dans les premières heures, je suis plutôt content. J’ai le sentiment d’être un peu plus en forme, et j’avance correctement, sur un sentier de sable grossier parsemé de cailloux de quartz rose, entre deux haies de buissons fleuris. Sous la pluie.
Mais un deuxième paramètre va venir d’ajouter. Les piles dont je dispose pour le GPS sont une vraie merde, elles doivent être périmées et ne tiennent pas plus d’une journée. De fait, je me rends compte en fin de matinée que le GPS s’est éteint, et quand je change les piles, les données sont faussées. Il a arrêté d’enregistrer mon “mileage” et me donne des informations d’abord déprimantes. Je croyais avoir bien marché, il me démoralise.
Et le temps s’est gâté encore. Il souffle un vent polaire, c’est une ascension continue, je suis frigorifié. Alors j’imagine que depuis votre salon, vous allez vous demander pourquoi je ne me suis pas couvert davantage. Parce que ça impliquait de s’arrêter, de poser le sac (une épreuve), de le vider, de se déshabiller pour se couvrir. Sous la pluie battante. Vous avez donc tendance à vous dire que ça va aller comme ça, en marchant, vous allez vous réchauffer. Non, ça ne va pas aller… parce qu’il fait de plus en plus froid.

Je parviens enfin à Fred Canyon, qui aurait pu être mon terminus du jour. Tout est détrempé, boueux, l’ambiance est lugubre. Que faire? Je refais le plein d’eau dans le ruisseau qui coule en abondance, vu ce qui est tombé depuis la nuit dernière, et je regarde le GPS. Il m’indique que Mount Laguna est à 6,8 miles, soit une dizaine de kilomètres. C’est moins que je l’imaginais (c’est une grossière erreur, mais je ne le sais pas). Je suis frigorifié, trempé, je n’ai guère envie de sortir ma tente mouillée. Le lit du motel, à Mt Laguna Lodge, prend des allures de Graal. Je pense encore tenir sur mes jambes, allez, on y va!

Et c’est une alternance de hauts et de bas, côté moral. Des hauts quand le sentier n’est pas trop abrupt et que vous croyez bien avancer, de bas quand le dénivelé s’accentue, quand vous entrevoyez dans la brume lointaine une montagne couverte de sapins qui correspond aux photos que vous avez vues de Mount Laguna. C’est très, très loin, beaucoup trop loin! Mais il n’y a guère d’alternative. Marche ou crève, presque littéralement. Avec l’altitude, il fait de plus en plus froid, et je commence à ressentir un picotement à la gorge, à force de boire de l’eau glacée. La brume m’enveloppe et je n’y vois plus grand chose. C’est peut-être mieux, après tout. Le GPS me dit que je progresse comme un escargot cacochyme épuisé. Je commence à rechercher les rochers qui ont la bonne forme pour que je puisse m’ appuyer et me soulager du poids du sac, le temps de reprendre mon souffle. Une pause, dix pauses, mais pas trop longues, cependant, parce que les muscles vont se refroidir et se bloquer, parce que la lumière commence à baisser et que je risque d’être pris par la nuit.
En devinant les sommets environnants, j’essaie de me réconforter en me disant que je ne vais tout de même pas monter jusqu’au ciel. Il y a bien un moment où ça va s’arrêter. Je suis maintenant complètement épuisé et j’avance péniblement en ahanant. Toujours pas de Mt Laguna Lodge. La situation devient sérieuse, la lumière baisse.
Et évidemment, comme chaque jour, la nuit va finir par tomber. Et malgré ma lutte acharnée et pathétique pour avancer, avancer coûte que coûte, elle tombe avant que je sache même où je suis. Le GPS m’indique que j’ai dépassé la distance qui devrait me séparer de Mt Laguna Lodge. Je suis dans une forêt profonde (ça, c’est la bonne nouvelle, j’approche de ce à quoi ça doit ressembler), je devine à peine le sentier entre les sapins.
Ça y est, il faut vraiment que je sorte ma lampe frontale. Je vais perdre le sentier. Le temps de poser mon sac, de trouver la lampe, de la mettre en route (mon Dieu, faites que les piles tiennent le coup!), je grelotte de tous mes membres, et la nuit noire est tombée.
Je suis dans la neige, dans une forêt obscure et inconnue, il fait nuit, tout est nimbé de brouillard, et je ne sais pas où je suis. Bref, tout va bien.
Ce à quoi je ne m’attendais pas, c’est que le PCT NE PASSE PAS à Mt Laguna Lodge. Il faut, à un moment donné, le quitter pour rejoindre une route et la suivre. Mais dans le noir complet et dans le brouillard, elle est où, cette putain de route? Je suis maintenant, c’est clair, en état de sérieuse hypothermie. Je grelotte.
Il faut garder les idées claires, c’est la seule chose qui puisse être claire dans cette situation, ne pas laisser votre organisme décider. Je vise la route sur le GPS et lui demande de me donner une orientation. Super, il faudrait que j’escalade une pente raide de la montagne, au milieu des sapins, dans l’obscurité totale. Autre choix, s’il vous plaît? Non, désolé, mon cher monsieur, vous êtes dans la merde et personne ne va vous en sortir. J’attaque donc la montée, dans les branchages, les troncs abattus, sans même savoir s’il existe une réelle possibilité dans cette pente d’accéder à la route. Je n’aperçois aucune lumière, je n’entends aucun bruit de voiture, rien. Il ne me reste qu’à voir surgir un ours derrière un arbre et le tableau sera complet.
Mais au bout d’un long moment, entrecoupé de pauses, appuyé sur mes bâtons pour reprendre mon souffle, je devine une lueur de phares dans le brouillard, au-dessus de moi. La route est bien là, et je finis par y parvenir. Le brouillard est tellement épais que je vois à peine la bande blanche qui m’indique que je suis bien sur le bord, et pas au milieu de la route. Quelques centaines de mètres et j’aperçois une caserne de pompiers. Sauvé! Je m’approche, glacé jusqu’aux os, trempé, épuisé, et je trouve deux pompiers en T-shirts et en shorts en train de préparer un barbecue devant le bâtiment… Et qui me proposent immédiatement à boire.
Ils me prennent dans leur 4x4 et me conduisent au Lodge, à trois kilomètres de là.
Tout est fermé, il est 21 heures, mais il y a une sonnette de nuit. Le gérant abandonne la partie de football américain qu’il regardait, descend et rallume le magasin pour que je puisse trouver à manger. Il y a un micro-ondes dans la chambre, me dit-il, et je me précipite sur les surgelés. Il me faut du chaud, tout de suite, d’urgence.

Arrivé dans la chambre, isolée au milieu des sapins, je commence à être secoué de spasmes incontrôlables. Ça y est, la tension retombe et mon corps me fait signe qu’il n’a pas du tout apprécié ce que je viens de lui faire. Je tremble sans cesse, j’ai le plus grand mal à enlever mes vêtements détrempés. Mes muscles se nouent instantanément et je peux à peine bouger. Je jette un coup d’œil à mes pieds: plusieurs ampoules aux orteils et l’ongle d’un gros orteil complètement noir. Celui-là, il est condamné, il va tomber. Apparemment, mon lacet s’était désserré et les orteils ont buté contre la chaussure en descente. Vite, trois urgences, je mets les plats à réchauffer dans le micro-ondes, le chauffage de la chambre à fond, sur 30°, et je fais couler un bain brûlant. Je sais que je suis au-delà des limites raisonnables, en danger, en zone rouge écarlate, même dans cette chambre. Si j’avais abandonné et monté la tente, des choses peu sympathiques auraient pu se produire. Grave, grave hypothermie. J’ai le plus grand mal à engloutir deux plats chauds, puis je me glisse à grand peine dans la baignoire pour tenter de me réchauffer. Rien n’y fait, je grelotte violemment. Me laver est une véritable épreuve, je suis quasiment paralysé. Il ne me reste qu’à avaler tout ce que je trouve, Bi-Profénid, Ibuprofène, et même cortisone. Il n’y a que l’Imodium que je laisse de côté…
Et je me jette dans le lit, chauffage à fond, pour tenter de calmer les tremblements.
Il neige pendant la nuit.

Inutile de le préciser, demain sera un “zero day”, je reste ici pour remettre mes idées en place et tenter de récupérer. Vous imaginerez sans peine que, perdu dans la forêt, dans la neige et le brouillard, trempé jusqu’aux os et glacé, j’avais un peu de mal à envisager de poursuivre jusqu’au Canada. Ma pensée prédominante était plutôt: Mais pourquoi est-ce que je m’inflige de telles souffrances? Comme je n’ai toujours pas la réponse, on va essayer de continuer, et voir si je finis par la trouver.

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