dimanche 22 avril 2012

18 avril un peu au nord de Warner Springs




J’y crois pas! Une nouvelle nuit complètement blanche sous la tente. Je ne connais qu’une seule personne sur cette planète qui soit capable de résister à la fatigue de plusieurs nuits de veille, et elle s’appelle Anne-Marie. J’arrive encore à tenir debout; je me demande donc si je ne fais pas des micro-endormissements, tout en ayant l’impression de ne pas pouvoir m’endormir. En tout cas, nuits pourries.
À 6 heures, je me lève, et pars à la recherche des “toilettes”. Les buissons d’épineux? Non. Les cactus? Non, merci. Je finis par trouver une petite zone dégagée où je suis censé, avec mon piolet, creuser un trou. Mais le sol est constellé de terriers. Franchement, ça vous enthousiasmerait, vous, de creuser au-dessus d’un terrier et de mettre vos fesses à portée de dents ou de crocs inconnus?

À 7 heures, je me mets en route. Toujours l’obsession de l’eau, de la chaleur. Heureusement, il souffle une légère brise et la chaleur n’est pas encore accablante. De plus, nous changeons de versant, et le versant nord est un peu moins aride. Mais aussi moins spectaculaire. J’accuse le coup de la bonne journée d’hier, et mon genou aussi. Il me fait sentir qu’il existe et qu’il n’a pas demandé à venir ici. Je commence rapidement à m’inquiéter. Je juge que je n’avance pas assez vite et je me pose des questions à propos de l’eau. Ça génère un état de stress permanent: vous êtes épuisé, mais si vous vous arrêtez, vous consommez de l’eau sans progresser. Pas bon. 10 miles jusqu’à Barrel Spring, ça devrait aller. Mais j’ai des semelles de plomb.

Je parviens bientôt dans une zone dégagée qui surplombe, dans le lointain, une route et quelques habitations. Il s’agit de la petite “ville” de Ranchita. Le PCT, égal à lui-même, fait tout ce qu’il peut pour ne pas se diriger vers Ranchita. Et ça tourne et ça vire, ça virevolte, et ça part dans les moindres replis de la montagne. Il ne faut, en fait, jamais regarder vers le lointain. Soit vous voyez que la distance à couvrir est infinie, soit vous croyez approcher du but, mais le sentier zigzague dans tous les sens. Il vaut mieux regarder ses chaussures, c’est moins démoralisant.

Je rencontre une équipe d’entretien du sentier. Quatre jeunes (enfin, à mon âge, il y a de plus en plus de gens que je trouve jeunes) en train de s’échiner en plein soleil. C’est sidérant. Sur plusieurs kilomètres, ils ont débroussaillé, reprofilé, et parfois ratissé (!) le sentier, à flanc de montagne. Un boulot pharaonique. C'est une activité tellement sympathique et gratifiante que des hikers m'ont dit avoir déjà rencontré des équipes de prisonniers en combinaison orange en train de trimer. Le shérif les avaient extrait de leurs cellules pour leur faire prendre le soleil... Évidemment, nous sommes aux États-Unis, on ne croise pas les gens comme ça, en se contentant d’un vague bonjour. On fait la conversation, civilisée, avec chacun d’eux. Je sais que Warner Springs, que je pense atteindre demain, est  fermé. Il n’y a plus que la poste qui soit ouverte. Ne cherchez pas à comprendre, c’est comme ça, Warner Springs est une ville qui a mis la clef sous la porte. En revanche, une des ouvrières me dit qu’à Ranchita, tout là-bas, il y a un magasin qui est ouvert. Magasin, vous dites magasin? Je vois les canettes de Coca et les bacs de glace qui dansent devant mes yeux. Je suis carbonisé, encore, très fatigué, et Ranchita devient une oasis dans le désert. Le PCT traverse la route qui y mène, à la hauteur de la citerne d’eau croupie qu’on appelle Barrel Spring. Des avertissements indiquent qu’on y pratique, là aussi, la marinade de rongeurs en décomposition. Décidément, allons faire un tour à Ranchita. Je n’ai à nouveau presque plus d’eau.
Je m’installe au bord de la route, en plein soleil, mais il y a très peu de circulation et j’attends encore plus d’une heure avant que quelqu’un ne s’arrête. Il me laisse devant le “magasin”. Je suis dans Paris, Texas, le film de Wim Wenders, version désert du Texas. Des boutiques, comme ça, perdues au milieu de nulle part, vous n’en avez sans doute jamais vu. Un énorme Yéti en béton peint en blanc de 6 mètres de haut vous indique que c’est là.
Et pendant que suis assis sur un banc à l’extérieur, en train d’engloutir ma ration de glace, une vieille dame surgit d’un 4x4 pourri. Louise, 75 à 80 ans, les cheveux blancs immaculés bouclés, des lunettes serties de strass. Elle commence à m’interroger, bien sûr. Et je glisse sournoisement dans la conversation que je cherche à rejoindre Warner Springs, à 10 miles de là. OK, à ce stade, j’entends Élodie, Stéphane et Jean-Michel pousser un cri d’horreur. Comment? Il carotte dix miles? Oui, il peut le faire et il le fait, sans le moindre état d’âme. Vous verrez pourquoi plus bas.
Louise me propose de m’emmener si je peux partir tout de suite. Je veux, mon neveu! Je jette le reste de glace dans la poubelle et j’embarque. Ah non, pas ce côté, la portière est coincée. Ah non, pas devant, il y a mes chiots. OK, je me tasse avec le sac à l’arrière. Son véhicule ne m’inspire pas une grande confiance, et Louise non plus, d’ailleurs, surtout quand elle fouille dans son porte-monnaie en conduisant pour me donner la carte de son site internet où elle vend des potions magiques qui vont me donner une forme olympique, “comme si j’avais 39 ans”. Pourquoi 39, et pas 20, d’ailleurs? C’est bien limitatif, son produit. Mais, Louise, regarde plutôt la route, va. Bon, de toute façon, à ce moment-là, au milieu de nulle part, un nuage de fumée sort du capot et Louise m’annonce qu’on ne va pas y arriver, qu’il y a un gros problème. Ça oui, Louise, je l’ai remarqué. On s’arrête sur le bas-coté, je soulève le capot, des flammes sortent de l’alternateur. On souffle dessus pour les éteindre, because l’extincteur…
Mais une autre voiture s’arrête. N’oubliez jamais, nous sommes aux… États-Unis. Le conducteur vient à la rescousse. Il semble inquiet, au vu des dégâts. C'est sûr, elle va marcher beaucoup moins bien maintenant, comme dirait Bourvil. Et pendant que nous observons l’alternateur carbonisé, une voiture de police s’arrête aussi. Ça devient encombré, cette route déserte. À ce stade, je dois dire, Louise fait très fort. Elle demande au conducteur qui s’est arrêté de m’emmener à Warner Springs. Ça tombe bien, c’est un hiker un peu plus âgé que moi (si, si, ça existe), qui arbore l’autocollant du PCT sur sa vitre arrière. Et hop, transfert de bagages, Louise est aux mains des forces de l’ordre et Grumpy (c’est son trail name) m’emmène. Il part au travail, mais ce n’est pas grave, il va faire un détour. Il va même m’accompagner à la poste pour que je récupère mon colis de ravitaillement, attendre que je trie et refasse le plein  d’eau, et puis, tiens, tant qu’il y est, il va me conduire au départ du PCT à la sortie de Warner Springs.

Tout ça est bel et beau, on baigne dans la gentillesse, mais moi, mon moral est quand même plombé. Non, pas le genou, quoique… Une autre pensée devient lancinante et, je dois l’avouer, gâche tout. Les finances. Je me rends compte que parcourir le PCT coûte cher, hôtels, restaurants, courses diverses, plus que je ne le pensais. Alors oui, c’est complètement absurde, nous pensions avoir bouclé le budget, mais il y a eu des “imprévus” (il y en a toujours, non?) et ce qui m’obsède, c’est que pendant que je me balade, c’est Anne-Marie qui trime comme une damnée pour financer mes délires. Et ça, c’est déjà devenu insupportable. Je culpabilise à mort, et j’ai beaucoup de mal à envisager que ça dure plusieurs mois. Alors, aussi con que ça puisse paraître, l’idée que j’ai ruminée toute la journée est que je vais peut-être abandonner parce que je ne me vois pas rester dans cette situation que je juge indécente. On va laisser mariner un peu, comme les souris, mais…

Je me suis arrêté à 2 miles au nord de Warner Springs, moral en berne.
Warner Springs était, entre 1858 et 1861, une étape sur le parcours des diligences Butterfield, qui traversaient les États-Unis de Saint Louis, dans le Missouri, jusqu’à San Francisco, en suivant un itinéraire exploré par Kit Carson. Est-il seulement possible d’imaginer l’épreuve, les dangers encourus, et l’inconfort absolu, d’un tel voyage pour la dizaine de passagers qui s’entassaient à bord, pour une odyssée de plusieurs milliers de kilomètres?
J’ai devant moi trois jours avant de parvenir à un endroit où Richard pourra venir me récupérer pour faire une pause bien nécessaire à Palm Springs. Je ne sais pas très bien comment je vais le contacter, la batterie de mon téléphone est quasiment vide. On verra bien. Ce que je sais, en revanche, c’est que je serai totalement lessivé en arrivant. Enfin, lessivé, c’est une image, parce que l’odeur…

Les deux phrases du jour:
• Le conducteur qui m'a pris en stop avant Ranchita:
"Honestly, you need a degree of craziness to do such things."
Sincèrement, il faut une dose de folie pour faire un truc pareil.

• Louise:
"Philippe, don't you smell a funny smell? I don't think we'll make it!"
Philippe, tu sens pas cette odeur bizarre? Je crois qu'on va pas y arriver!









Barrel Spring...

... et l'invitation à ne PAS boire!

Grumpy.

Barrel Spring.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire