dimanche 22 avril 2012

17 avril Third Gate Water Cache


17 avril Third Gate Water Cache – mile 91

(Cache d’eau du troisième portail) 145 km du Mexique – 23 km parcourus aujourd’hui)

Quelle journée, encore! Je vieillis de dix ans chaque jour.


Ah là là, vous me direz pas, quand même! Se trouver dans un lit dont le matelas m'arrive à la taille, noyé sous les oreillers et coussins, les édredons de plume, dans une chambre parfumée, et être incapable de trouver le sommeil, au point que je commence à écrire ceci à deux heures du matin...
Y a pas à dire, faut tout de même affronter l'incontournable vérité: je suis un vieux. Il fut un temps, si, si, j'vous jure, où dès que je me mettais en position allongée, je m'endormais, et l'instant d'après, je me réveillais, frais et dispos, le sourire au coin des lèvres, je bondissais hors du lit ou du duvet, et j'avais préparé le petit déj de tous les autres avant même qu'ils n'aient commencé à bouger un cil. Et je commençais à regarder ma montre étanche (si on était dans un canyon, ce qui est arrivé plus d'une fois), en me demandant ce qu'ils foutaient. C'est aussi pour ça que le nom de Tent Wrestler qu'ils m'ont collé me fait rigoler. Pas mal de mes compagnons de montagne ou de canyoning auraient pu me le refiler il y a bien longtemps.
Ces temps-là sont bien révolus. J'ai perdu depuis longtemps cette belle capacité qu'on appelle le sommeil, une activité douce, mais évanescente, qui est devenue chez moi une denrée rare et délicate. Alors, vous me changez mon environnement, vous me jetez sur un matelas gonflable de deux millimètres de haut qui couine dès que je respire, entouré de coyotes et de bestioles qui gratouillent, et c'est carrément foutu. J'en suis à passer littéralement des nuits complètes sans pouvoir m'assoupir. C'est gonflant, comme me le dit mon matelas.
C'est pareil pour les mouvements. J'aurais bien du mal maintenant à bondir hors de la tente. Bon, d'accord, la tente Easton KILO, si finement nommée parce qu'elle ne pèse qu'un kilo toute mouillée, si je bondissais, elle serait instantanément déchiquetée. Faut les traiter avec une grande délicatesse, ces moustiquaires-là, mais y a aucun risque. Le moindre mouvement doit être réfléchi et déclenche des douleurs de... vieux, justement. Et puis, on a beau dire, quand on campe, y a plein de trucs pour lesquels il faut se baisser. On peut difficilement poser sa montre et ses lunettes sur la table de nuit. Qui a dit: "son dentier"?? Quand je pense, en plus, qu'ils ont l'audace de dire qu'il s'agit, éventuellement, d'une tente deux places. No kiddin'!! C'est très, très éventuellement, alors, et il faut être en très bons termes avec celui ou celle qui est couché sur vous...
Ah, ma bonn' dame, tout ceci est bien pathétique. Je pratique des activités qui ne sont plus de mon âge, mes genoux me le disent tout l' temps.

Richard m'a envoyé hier soir un message pour me proposer de venir me récupérer sur le PCT à la hauteur de Palm Springs, où il habite avec Pat. Génial! Au lieu de viser Idyllwild, à l'ouest du PCT, je redescendrais vers l'extraordinaire oasis de Palm Springs, à l'est, pour un nouveau break. Mais le point de rencontre, Santa Rosa Mountain, est à huit jours de marche, au minimum, d'ici. Autant dire sur la lune.
Il faudra néanmoins que Richard et Pat me conduisent à Idyllwild où m'attend le bounce box et du ravitaillement. Je vais, si je tiens le coup, de toute façon modifier ma stratégie et ne plus m'envoyer de colis de ravitaillement. Vu la composition de mon régime alimentaire, n'importe quelle boutique fera l'affaire.
Si je suis encore vivant à Palm Springs, il faudra bien reprendre son souffle. Parce qu'aussitôt après, ce sera l'ascension du très redouté massif de San Jacinto, qui domine Palm Springs. Il y a beaucoup de neige et il peut être dangereux. On n'en est pas là, oh non!

Petit déjeuner au Julian Hotel: musique douce des années quarante, moquette à fleurs, innombrables objets pleins de charme, lumière tamisée, une ambiance bien différente de celle du désert. Et je retrouve Penn, arrivé lui aussi hier, ainsi qu'un groupe de trois randonneurs qui étaient également à Mount Laguna et que je n'avais pas vus. Eux, en revanche, avaient remarqué le Frenchman avec son appareil photo jetable  et son ordinateur! On nous sert un petit déj d'anthologie sur une table recouverte d'une nappe en dentelle: Café au goût de noisette, jus d'orange, céréales, et une assiette composée, avec melon, bananes, oranges et de délicieuses tartines nappées de sirop d'érable, accompagnée de pommes caramélisées, à la cannelle, bien sûr. Les Américains font une obsession de la cannelle, qui est partout, et est même utilisée pour parfumer les boutiques. Quand je sens la cannelle, en France, je suis aussitôt téléporté aux États-Unis.
C'est pas tout, ça, ça va faire du monde au bord de la route à faire du stop. En route!


Après le p’tit déj, je prépare rapidement mes affaires et à 9 heures, je suis à la sortie de Julian, sur le bord de la route. Je prépare une feuille sur laquelle j’inscris ma destination — Scissors Crossing — et la distance — 13 miles — pour que les automobilistes qui passent ne s’imaginent pas qu’ils vont m’avoir sur le dos pendant toute la journée. Je ne sais pas ce qu’ils en pensent, mais je reste sur le bord pendant une heure trente. Pendant ce temps sont arrivés Mike et sa fille Monica, qui étaient eux aussi à l’hôtel et avec qui j’ai bavardé. Comme j’étais là avant eux, ils partent s’installer plus loin; cela ne les empêchera pas d’être pris avant moi. Mais arrive Anita, randonneuse d’une cinquantaine d’années à la voix douce, accompagnée de sa chienne Molly. Une conversation agréable (entre hikers) et elle me laisse dans la fournaise de la cuvette de Scissors Crossing, un peu tard, vers 11 heures. La chaleur est déjà là. Mike et Monica démarrent en même temps que moi. Mike est dentiste, il habite dans l’État de Washington, mais travaille en Alaska un mois sur deux. Le reste du temps, eh bien, on pourrait pas aller faire une petite marche dans le désert? Je vous l’assure, ces gens-là sont cinglés.
Nous sommes effectivement dans le désert, le vrai, le musclé, mais un désert cette fois totalement muet. Alors, là, vous fermez les yeux, vous pensez à un désert mexicain. Vous faites rouler dans votre bouche des mots tels que Sonora, Pancho Villa, Emiliano Zapata, ou Chihuahua. Vous vous remémorez Eli Wallach dans Le bon, la brute et le truand, les lèvres parcheminées et déchirées par la soif. Voilà, vous y êtes, vous m’accompagnez dans le désert d’Anza-Borrego, dans l’ascension interminable des San Felipe Hills pelées et rocailleuses. Le brun domine tout, les rochers sont rouillés, les cactus multiformes. Je commence à m’y retrouver, dans la flore du désert. Les jolis arbres qu’on appelle Manzanita, dont les petites feuilles vert pâle sont autant de plantes grasses et dont le tronc vernissé est couleur bordeaux. L’ocotillo, passé maître dans la survie façon Bear Grylls. Un bouquet de branches verticales de trois mètres de haut. L’ocotillo passe le plus clair de son temps en mode survie, à faire le mort, un fagot de branches apparemment désséchées. Mais à la moindre pluie, et c’est ce qui vient d’arriver, il sort aussitôt ses batteries solaires, des milliers de petites feuilles collées aux branches qui mettent en route la photosynthèse à marche forcée. Dès que les batteries sont à peu près pleines, l’ocotillo se débarrasse de toutes ces bouches inutiles, laisse mourir ses feuilles et reprend la position survie, en l’attente de la prochaine pluie.

Mon genou commence la journée en grommelant un peu, mais pas trop, manifestation de reconnaissance pour les efforts que j’ai faits pour le soulager. J’espère qu’il est reconnaissant, ça va me coûter cher, cette affaire. J’ai empli ma gourde souple au maximum, 4 litres, et j’ai pris un bidon d’un litre comme réserve de secours. Je ne peux en effet pas savoir où j’en suis de ma consommation dans la gourde. La randonnée dans le désert, c’est par définition une randonnée où vous prenez des risques. Vous faites un pari de consommation d’eau, vous cherchez le juste milieu poids-sécurité-distance. De ce point de vue, j’ai dû voir juste. J’ai le sentiment que je suis parvenu au bon équilibre, le poids du sac est supportable et je marche bien. Je me sens réellement en forme et le moral grimpe en flèche.
Mike et Monica m’ont d’abord lâché, parce que je m’arrête sans cesse pour faire des photos d’extraordinaires paysages que je ne reverrai sans doute jamais, mais je les rattrape bientôt. Nous faisons une pause ensemble, il fait très chaud. Ça monte, ça monte, et ça monte encore. Aridité absolue. La prochaine source d’eau sûre est Barrel Spring, mile 101, à 38 kilomètres! À 24 km de montée ininterrompue se trouve la cache d’eau approvisionnée par Charlie Jones, qui est responsable de ma présence ici. C’est lui qui, il y a quinze ans, m’avait parlé pour la première fois du PCT.

Je me rends compte que je me rationne inconsciemment. Petites gorgées par petites gorgées. L’eau que je bois est tiédasse. J’ai mis des pastilles d’électrolytes dans l’outre, le goût commence à m’écœurer. J’ai distancé Mike et Monica, je me retourne et ne les vois plus. Je suis quand même content de les savoir derrière moi, l’ambiance est très stressante. La chaleur monte et semble atteindre un point culminant vers 15 heures. À 16 heures, le GPS me dit que je suis encore à 5 km de la cache, j’entends un gargouillis dans mon tuyau: plus d’eau! Je réussis à uriner, pour la première fois de la journée, signe que je me suis tout de même hydraté à peu près correctement. La fatigue, pour ne pas dire l’épuisement, me ralentissent. Je voudrais me coucher… Je vais faire comme l’ocotillo, passer en mode survie. Pas question de toucher à mon bidon d’un litre, je ne sais pas s’il y a encore de l’eau à la cache de Charlie. S’il n’y en a plus, ce sera catastrophique. En revanche, j’explique à mon corps qu’il faut qu’il ferme sa gueule et je redémarre à ma vitesse maximum. Plus question de flâner, même si je n’ai pas du tout l’impression que c’est ce que je faisais. Maintenant, c’est à fond, la situation redevient sérieuse, une nouvelle fois.  Le temps qui passe, c’est de l’eau consommée par l’organisme.
Les ombres commencent à s’allonger, c’est plutôt une bonne nouvelle. Il fait néanmoins toujours très chaud et je suis au bout du rouleau.
À 1 km 500 de la cache, je n’en peux plus, je craque. Je jette mon sac et bois un tiers du bidon. Je commence à avoir la nausée, de fatigue, sans doute, il ne manquait que ça. Allez, tiens bon, nom de dieu! Chaque pas coûte de plus en plus, c’est la lutte finale. À la troisième barrière tant espérée, je tombe sur trois hikers, dont Gourmet. Ils me reconnaissent: “Hi Philippe, we saw you at Mt Laguna! You’re doing great!” “Salut, Philippe, on t’a vu à Mt Laguna. Tu te débrouilles super bien!” Euh, c’est vite dit…
Je leur demande s’il y a encore de l’eau, je suis pratiquement à sec. Gourmet m’accompagne, la cache est dissimulée hors du sentier. Et là, le miracle! Mieux que des bijoux dans la malle au trésor. Des centaines de bidons d’eau à l’ombre aléatoire d’un arbuste, dont un bon nombre sont encore pleins. Merci, Charlie, merci. Tu m’as mis dans cette merde, tu viens de m’en sortir. Je n’ose imaginer l’incroyable effort, surhumain, pour apporter cette eau, sans cesse. Une vraie folie. Par pure générosité. Nous sommes au bout du monde, au bout du désert, à un endroit, il est vrai, où l’absence d’eau vous met en danger de mort. À côté des bidons, une boîte étanche. Je l’ouvre et trouve, avec le carnet pour laisser des messages, une flasque de whisky laissée par Gourmet, et ce mot: “Le réconfort que vous attendiez!” Incroyable gentillesse, encore et encore. J’en bois deux gorgées immédiatement.
Je refais le plein, je bois et je monte la tente avant de m’effondrer. Mike et Monica arrivent, ils restent avec moi cette nuit. Ils sont à peu près aussi cassés que moi. Demain, l’eau est à 10 miles, à Barrel Spring. Warner Springs, où un colis m’attend, est à 19 miles. La fatigue s’accumule. Sans doute trop loin en une seule journée. On verra comment notre corps se comporte, ajoute Monica. Oui, c’est ça, je lui en parlerai demain, je préfère lui faire la surprise…

Vers 20 heures, un hiker arrive. Il était parti encore plus tard que nous. Je l’entends bavarder avec Monica et Mike qui doivent être encore dehors. Je suis, moi, effondré sous ma tente, K.O. debout, non, couché. Et le hiker de demander: “Who else have we got there?” (Et qui d’autre avons-nous là?) Je réponds: Philippe . Et j’entends: “Oh, Philippe, hi!” Je n’ai pas reconnu la voix, mais visiblement, lui me connaît.
L’incroyable caractère familial du PCT, où très vite, tout le monde connaît tout le monde. Associé à, vous avez deviné quoi, et vous avez gagné un bouquet d’ocotillo,… l’inénarrable, stupéfiante, gentillesse des Américains.


Scissors Crossing
 San Felipe Hills: 


Monica et Mike.









Monica et Mike.



Ocotillo.







Mike.


Les portes de la ville souterraine...


Monica.




La fureur de vivre.

Third Gate cache... Merci, Charlie!



Third Gate.

La cache de Charlie... et la boîte à whisky.


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