samedi 14 avril 2012

13 avril Mt Laguna, refrain connu




AVERTISSEMENT LIMINAIRE ET UNIQUE
Je commence à culpabiliser vis-à-vis de la longueur de mes billets. Mais, bon, que pouviez-vous espérer de quelqu’un qui a commencé à écrire son blog à propos de cette aventure CINQ mois avant qu’elle ne débute?? Je le sais, je suis bavard, voire intarissable, s’agissant des choses qui me passionnent. Et là, c’est grave, il s’agit de montagne ET des États-Unis… J’imagine aisément que ceux qui trouveront mes messages trop longs et / ou ennuyeux cesseront tout bêtement de les lire. Et puis, vous vous en doutez, j’écris aussi pour moi. Je continuerai donc, tant que je serai dans cette galère / aventure (rayez la mention inutile), à m’exprimer / m’épancher / bavasser (rayez, encore) au gré de mes humeurs. Je ne m’auto-censurerai pas. Même le frère de John, qui gère le lodge avec lui, me demande ce que je fais tout le temps avec mon portable. “Je rédige mon journal, et je lis mes mails”. “C’est la première fois que je vois un hiker avec un portable…”, ajoute-t-il, en me tendant une énième tasse de café..



Bon, les choses se gâtent. Il souffle un blizzard glacé et la neige commence à tomber vers 14 heures. Satanés prévisionnistes météo, ils avaient encore tout juste. Les arbres balancent sous les bourrasques. En résumé, ça caille grave. La tempête qui est en train d’arriver semble TRÈS sérieuse. Or, pour quitter Mount Laguna, il faut longer une longue corniche en altitude, très exposée au vent, à flanc de falaise, au-dessus du désert (bonjour les contrastes!), avant de pouvoir redescendre vers la chaleur (enfin, j’espère! Je suis prêt pour la canicule.). Je viens de passer du temps à écouter les alertes à la télé, et je suis retourné à la poste vérifier si elle n’avait pas reçu mon colis de ravitaillement, par hasard. La postière me déconseille formellement de reprendre la marche avant au moins dimanche, vu la violence des tempêtes sur la crête des Laguna Mountains et ce qui est annoncé.
Un randonneur a disparu dans le secteur depuis une semaine et ils sont incapables de le localiser.
Rester ici coûte cher, de surcroît. Je n’ai plus de réchaud et je fais des aller - retour jusqu’au magasin pour boire un café, mais je suis frigorifié dès que je mets le nez dehors. J’apprécierais BEAUCOUP la doudoune que j’ai laissée pour gagner du poids. À vrai dire, j’ai maintenant affaire à des conditions sévères de montagne hivernale pour lesquelles je ne suis pas équipé. On touche là aux limites évidentes et aux paradoxes de la randonnée ultra-légère. La totalité de mes vêtements pèse UN kilo, c’est-à-dire moins que ma seule doudoune; je suis vêtu de moustiquaires. Je ne dispose de rien qui puisse réellement me protéger d’une tempête de neige et du blizzard.
La postière m’a proposé de m’emmener en voiture demain à onze heures à quinze miles d’ici, histoire de me faire passer la crête et de me permettre de descendre dans le désert en sécurité relative. Je pense que je vais m’asseoir sur une éthique absurde, vu les circonstances, et accepter son offre, afin de sortir de ce piège. Et encore, elle n’est pas certaine de pouvoir passer en voiture, vu les congères qui vont se former d’ici demain… Si tout va bien, elle devrait me déposer à Pedro Fages, au départ d’un sentier d’où je pourrai descendre rapidement (?) vers le PCT, près de Upper Chariot Canyon, si j’ai bien compris.
Mount Laguna n’est que le premier des massifs montagneux à franchir dans le désert du sud de la Californie. Il y en a plusieurs autres, réputés plus sérieux.

John nous a appris que le restaurant (THE restaurant) de Mount Laguna, Pine House, serait ouvert ce soir, à partir de 17 heures, à quelques centaines de mètres plus loin, le long de la route. La journée a été longue, et très, très froide. Le chauffage de ma chambre peine. À 17 heures, je m’emmitoufle du mieux que je peux et je sors. Comme par hasard, j’aperçois dans le blizzard de neige devant moi trois silhouettes. Les conditions sont effarantes. Tempête de neige. J’entre au restaurant en compagnie de Running Wolf, Hot Wing, et… Drew, qui vient d’arriver dans la journée. Nous nous installons tous les quatre ensemble, dans un chalet, cheminée allumée, à contempler une incroyable tempête s’abattre sur nous.
Formidable et étrange soirée en leur compagnie. Formidable, parce que les Américains, je ne me lasserai jamais de le répéter, sont gentils, incroyablement gentils. Et la conversation est toujours un plaisir. Étrange, parce que je prends peu à peu conscience, au fil de la soirée, que je suis entré dans mon rêve, que — oui — je suis bien en train de partager un dîner en compagnie de thru-hikers, qui m’ont accepté comme un des leurs, trail name et tout. Je suis passé de l’autre côté du miroir, un miroir que je regardais rêveusement depuis quinze ans. Oui, nous sommes bien ensemble à discuter de ce qui nous attend, de l’ascension de Mount San Jacinto, de la redoutable crête de Fuller Ridge, de la traversée du désert de Mojave, de la descente vertigineuse de sept heures de Devil’s Slide (le toboggan du diable!). Running Wolf a abandonné en 2010 à 160 miles du Canada et nous fait partager son expérience. Oui, je suis avec eux à réfléchir à notre situation et à ce qui nous attend. C’est pour moi assez surréaliste. Surréaliste aussi, les autres clients qui nous ont repéré et viennent nous interroger gentiment, parce que nous sommes déjà dans cette confrérie de cinglés mal rasés qui tentent d’aller jusqu’au Canada.

Running Wolf est un type très intéressant, genre baroudeur, ancien militaire au crâne rasé, 44 ans, mais à qui j’en donnais 35, qui en a vu de toutes les couleurs et ne se laisse visiblement pas impressionner. Il vient de l’Alaska, lui aussi. Il me regarde un moment, l’air rieur et intrigué, et me demande mon âge. Et peu après, toujours impressionné par ma “performance” d’avant-hier, dont tout le monde parle, il ajoute: “T’es quand même en forme, hein? Tu dois être un mec actif. Comment tu te sens aujourd’hui?”
J’ai mal un peu partout, un souci d’orteils et de hanches, un genou qui merde un peu, mais vous ne pouvez pas imaginer à quel point ces réflexions me réjouissent. C’est mon brevet élémentaire chez les dingues furieux, en quelque sorte. Je sens que Running Wolf me prend au sérieux. Il explique à Drew — dont les yeux s’écarquillent — que j’ai franchi en une seule journée, sous la pluie, les 37 km de Lake Morena à Mount Laguna et que j’y suis arrivé à la nuit, en perdition. Et Running Wolf d’ajouter: “You’ll make it, man, you’ll make it!” Tu vas y arriver, mec, tu vas y arriver! Il précise qu’en 2010, il était au kick-off, où il a donc rencontré tous ceux qui démarraient, et plusieurs d’entre eux ont abandonné AVANT Mt Laguna…
Drew me hêle: “Hi, Professor!” Ça les interloque toujours d’apprendre qu’un Français enseignait leur histoire… Hot Wing me pose des questions sur mes enfants, sur ce qu’ils pensent de mon projet, sur ma femme, me demande comment je l’ai rencontrée, ce qu’elle pense de ma présence sur le Pacific Crest Trail. Ils sont impressionnés d’apprendre qu’elle ne s’est pas opposée du tout à ce projet. Anne-Marie a marqué plein de points, sur ce coup. Bref, je suis bien avec eux, et nous passons une belle soirée, devant une flambée dans une grande cheminée de pierre, dans un chalet de rondins dorés. Pas vraiment l’ambiance désert californien.
Ce qui me turlupine, c’est le sentiment de petite trahison si j’accepte l’invitation de la postière afin de zapper 15 miles. Ces choses-là ne se font pas, chez les thru-hikers. Je ne culpabilise pas, personnellement, mais je suis gêné vis-à-vis d’eux.
Les conditions météo sont devenues carrément apocalyptiques dans la soirée, et ils vont prendre une décision demain matin: tenter le coup ou prendre un zero day supplémentaire. Hot Wing penche pour la marche forcée, Running Wolf pour le zero day. Je n’ose leur parler de ce qu’on m’a proposé et je ne sais même plus ce que je vais faire. De toute façon, je ne suis pas bien équipé contre le froid et Running Wolf me suggère d’aller demain acheter une polaire dans la boutique voisine. Et, à voir la tournure que prennent les événements, la postière ne retrouvera peut-être pas sa voiture demain, enfouie sous la neige.
Ils veulent ensuite passer boire un coup dans le pub voisin et m’emmènent. Nous sortons sur la route de nuit dans un incroyable blizzard, tous les quatre arc-boutés contre les bourrasques de neige, en plein milieu de la route, éclairés par la lueur de ma frontale. Une situation dingue quand on songe qu’il y a deux jours, nous étions carbonisés au soleil de Hauser Mountain. Le pub est fermé, il n’y a personne à l’horizon, et nous regagnons péniblement le lodge, en nous félicitant de ne pas avoir à dormir dehors ce soir. On l’aurait pourtant bien englouti, ce “nightcap”, vu les conditions. Un nightcap, un bonnet de nuit, c’est le dernier verre qu’on boit pour se réchauffer avant d’aller se coucher…

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