AVERTISSEMENT LIMINAIRE ET UNIQUE
Je commence à culpabiliser vis-à-vis de la
longueur de mes billets. Mais, bon, que pouviez-vous espérer de quelqu’un qui a
commencé à écrire son blog à propos de cette aventure CINQ mois avant qu’elle
ne débute?? Je le sais, je suis bavard, voire intarissable, s’agissant des
choses qui me passionnent. Et là, c’est grave, il s’agit de montagne ET des
États-Unis… J’imagine aisément que ceux qui trouveront mes messages trop longs
et / ou ennuyeux cesseront tout bêtement de les lire. Et puis, vous vous en
doutez, j’écris aussi pour moi. Je continuerai donc, tant que je serai dans
cette galère / aventure (rayez la mention inutile), à m’exprimer / m’épancher /
bavasser (rayez, encore) au gré de mes humeurs. Je ne m’auto-censurerai pas.
Même le frère de John, qui gère le lodge avec lui, me demande ce que je fais
tout le temps avec mon portable. “Je rédige mon journal, et je lis mes mails”.
“C’est la première fois que je vois un hiker avec un portable…”, ajoute-t-il,
en me tendant une énième tasse de café..
Bon, les choses se gâtent. Il souffle un blizzard
glacé et la neige commence à tomber vers 14 heures. Satanés prévisionnistes
météo, ils avaient encore tout juste. Les arbres balancent sous les
bourrasques. En résumé, ça caille grave. La tempête qui est en train d’arriver
semble TRÈS sérieuse. Or, pour quitter Mount Laguna, il faut longer une longue corniche
en altitude, très exposée au vent, à flanc de falaise, au-dessus du désert
(bonjour les contrastes!), avant de pouvoir redescendre vers la chaleur (enfin,
j’espère! Je suis prêt pour la canicule.). Je viens de passer du temps à
écouter les alertes à la télé, et je suis retourné à la poste vérifier si elle
n’avait pas reçu mon colis de ravitaillement, par hasard. La postière me
déconseille formellement de reprendre la marche avant au moins dimanche, vu la
violence des tempêtes sur la crête des Laguna Mountains et ce qui est annoncé.
Un randonneur a disparu dans le secteur
depuis une semaine et ils sont incapables de le localiser.
Rester ici coûte cher, de surcroît. Je n’ai
plus de réchaud et je fais des aller - retour jusqu’au magasin pour boire un
café, mais je suis frigorifié dès que je mets le nez dehors. J’apprécierais
BEAUCOUP la doudoune que j’ai laissée pour gagner du poids. À vrai dire, j’ai maintenant
affaire à des conditions sévères de montagne hivernale pour lesquelles je ne
suis pas équipé. On touche là aux limites évidentes et aux paradoxes de la
randonnée ultra-légère. La totalité de mes vêtements pèse UN kilo, c’est-à-dire
moins que ma seule doudoune; je suis vêtu de moustiquaires. Je ne dispose de
rien qui puisse réellement me protéger d’une tempête de neige et du blizzard.
La postière m’a proposé de m’emmener en
voiture demain à onze heures à quinze miles d’ici, histoire de me faire passer
la crête et de me permettre de descendre dans le désert en sécurité relative.
Je pense que je vais m’asseoir sur une éthique absurde, vu les circonstances,
et accepter son offre, afin de sortir de ce piège. Et encore, elle n’est pas
certaine de pouvoir passer en voiture, vu les congères qui vont se former d’ici
demain… Si tout va bien, elle devrait me déposer à Pedro Fages, au départ d’un
sentier d’où je pourrai descendre rapidement (?) vers le PCT, près de Upper
Chariot Canyon, si j’ai bien compris.
Mount Laguna n’est que le premier des
massifs montagneux à franchir dans le désert du sud de la Californie. Il y en a
plusieurs autres, réputés plus sérieux.
John nous a appris que le restaurant (THE
restaurant) de Mount Laguna, Pine House, serait ouvert ce soir, à partir de 17
heures, à quelques centaines de mètres plus loin, le long de la route. La
journée a été longue, et très, très froide. Le chauffage de ma chambre peine. À
17 heures, je m’emmitoufle du mieux que je peux et je sors. Comme par hasard,
j’aperçois dans le blizzard de neige devant moi trois silhouettes. Les
conditions sont effarantes. Tempête de neige. J’entre au restaurant en
compagnie de Running Wolf, Hot Wing, et… Drew, qui vient d’arriver dans la
journée. Nous nous installons tous les quatre ensemble, dans un chalet,
cheminée allumée, à contempler une incroyable tempête s’abattre sur nous.
Formidable et étrange soirée en leur
compagnie. Formidable, parce que les Américains, je ne me lasserai jamais de le
répéter, sont gentils, incroyablement gentils. Et la conversation est toujours
un plaisir. Étrange, parce que je prends peu à peu conscience, au fil de la
soirée, que je suis entré dans mon rêve, que — oui — je suis bien en train de
partager un dîner en compagnie de thru-hikers, qui m’ont accepté comme un des
leurs, trail name et tout. Je suis passé de l’autre côté du miroir, un miroir
que je regardais rêveusement depuis quinze ans. Oui, nous sommes bien ensemble
à discuter de ce qui nous attend, de l’ascension de Mount San Jacinto, de la
redoutable crête de Fuller Ridge, de la traversée du désert de Mojave, de la
descente vertigineuse de sept heures de Devil’s Slide (le toboggan du diable!).
Running Wolf a abandonné en 2010 à 160 miles du Canada et nous fait partager
son expérience. Oui, je suis avec eux à réfléchir à notre situation et à ce qui
nous attend. C’est pour moi assez
surréaliste. Surréaliste aussi, les autres clients qui nous ont repéré et
viennent nous interroger gentiment, parce que nous sommes déjà dans cette
confrérie de cinglés mal rasés qui tentent d’aller jusqu’au Canada.
Running Wolf est un type très intéressant,
genre baroudeur, ancien militaire au crâne rasé, 44 ans, mais à qui j’en
donnais 35, qui en a vu de toutes les couleurs et ne se laisse visiblement pas
impressionner. Il vient de l’Alaska, lui aussi. Il me regarde un moment, l’air
rieur et intrigué, et me demande mon âge. Et peu après, toujours impressionné
par ma “performance” d’avant-hier, dont tout le monde parle, il ajoute: “T’es
quand même en forme, hein? Tu dois être un mec actif. Comment tu te sens
aujourd’hui?”
J’ai mal un peu partout, un souci d’orteils
et de hanches, un genou qui merde un peu, mais vous ne pouvez pas imaginer à
quel point ces réflexions me réjouissent. C’est mon brevet élémentaire chez les
dingues furieux, en quelque sorte. Je sens que Running Wolf me prend au
sérieux. Il explique à Drew — dont les yeux s’écarquillent — que j’ai franchi en
une seule journée, sous la pluie, les 37 km de Lake Morena à Mount Laguna et
que j’y suis arrivé à la nuit, en perdition. Et Running Wolf d’ajouter: “You’ll make it, man, you’ll make it!”
Tu vas y arriver, mec, tu vas y arriver! Il précise qu’en 2010, il était au
kick-off, où il a donc rencontré tous ceux qui démarraient, et plusieurs d’entre
eux ont abandonné AVANT Mt Laguna…
Drew me hêle: “Hi, Professor!” Ça les
interloque toujours d’apprendre qu’un Français enseignait leur histoire… Hot
Wing me pose des questions sur mes enfants, sur ce qu’ils pensent de mon
projet, sur ma femme, me demande comment je l’ai rencontrée, ce qu’elle pense
de ma présence sur le Pacific Crest Trail. Ils sont impressionnés d’apprendre
qu’elle ne s’est pas opposée du tout à ce projet. Anne-Marie a marqué plein de
points, sur ce coup. Bref, je suis bien avec eux, et nous passons une belle
soirée, devant une flambée dans une grande cheminée de pierre, dans un chalet de
rondins dorés. Pas vraiment l’ambiance désert californien.
Ce qui me turlupine, c’est le sentiment de
petite trahison si j’accepte l’invitation de la postière afin de zapper 15
miles. Ces choses-là ne se font pas, chez les thru-hikers. Je ne culpabilise
pas, personnellement, mais je suis gêné vis-à-vis d’eux.
Les conditions météo sont devenues
carrément apocalyptiques dans la soirée, et ils vont prendre une décision
demain matin: tenter le coup ou prendre un zero day supplémentaire. Hot Wing
penche pour la marche forcée, Running Wolf pour le zero day. Je n’ose leur
parler de ce qu’on m’a proposé et je ne sais même plus ce que je vais faire. De
toute façon, je ne suis pas bien équipé contre le froid et Running Wolf me
suggère d’aller demain acheter une polaire dans la boutique voisine. Et, à voir
la tournure que prennent les événements, la postière ne retrouvera peut-être
pas sa voiture demain, enfouie sous la neige.
Ils veulent ensuite passer boire un coup
dans le pub voisin et m’emmènent. Nous sortons sur la route de nuit dans un
incroyable blizzard, tous les quatre arc-boutés contre les bourrasques de
neige, en plein milieu de la route, éclairés par la lueur de ma frontale. Une
situation dingue quand on songe qu’il y a deux jours, nous étions carbonisés au
soleil de Hauser Mountain. Le pub est fermé, il n’y a personne à l’horizon, et
nous regagnons péniblement le lodge, en nous félicitant de ne pas avoir à
dormir dehors ce soir. On l’aurait pourtant bien englouti, ce “nightcap”, vu
les conditions. Un nightcap, un bonnet de nuit, c’est le dernier verre qu’on
boit pour se réchauffer avant d’aller se coucher…
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