Rodriguez Spur – Mile 68 (40 km de
Mt Laguna)
voyage [vwajaʒ] nom masculin
Déplacement
d'une personne qui se rend en un lieu assez éloigné. Entreprendre, faire un voyage. « Heureux
qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage » (du Bellay). Un long, un grand voyage. « J'ai fait
trois voyages en Angleterre » (Nerval). « Lors de mon voyage
d'Italie » (Vigny). Prov. Les voyages forment la jeunesse.
Ça vaut le voyage : c'est remarquable.
Bon, il fallait bien qu’il arrive, je
savais qu’il arriverait un jour, il est arrivé. Le coup de cafard.
Ce matin, réveil à 6 heures, je soulève le
rideau de ma chambre: il fait grand beau temps. Je me prépare et en route, sans même prendre
de petit déjeuner, à 7 heures. Je quitte Mt Laguna tout seul, en longeant la
route, pour retrouver un accès au PCT. Je marche avec prudence, la route est
verglacée, le spectacle est féérique, est-il d’usage de dire, mais il vaudrait
mieux que je ne me casse pas une jambe. Il fait plutôt froid et tout est
enneigé. La glace dégouline des arbres, c’est magnifique. Les sapins ont été plâtrés de neige sur un côté du tronc, par la violence du blizzard.
À l’approche d’une route secondaire qui
devrait me mener au sentier, un 4x4 s’arrête à ma hauteur. Alaska est à bord,
en compagnie de Tom, un des deux patrons du lodge. Il m’explique que, compte
tenu des conditions dangereuses, il se fait emmener 10 miles plus loin, à un
autre accès du PCT, Pioneer Mail trailhead. On embarque mon sac et je pars avec
eux.
Nous sommes, dit Alaska, dans un paysage
d’Alaska au printemps. J'avais en effet cru remarquer que ça ne correspondait guère aux images de désert que nous avons en tête. Une bonne vingtaine de centimètres de neige, mais tout
est figé par le gel. Une légère bise glacée souffle.
Tom nous dépose, et nous nous mettons en route, le long de ce
fameux sentier en corniche qui surplombe le désert d’Anza-Borrego, et le contraste
est saisissant. À notre altitude, tout est gelé, mais nous sommes au-dessus
d’un désert calciné dont le brun est l'unique couleur. Le sentier est très étroit, le soleil vient de sortir, et
je me dis qu’il ne faudrait pas que la neige qui le recouvre décroche. Il n’y a
évidemment aucune sous-couche, le sentier est parfois en dévers, c’est plutôt instable, comme situation. Nous
passons devant un endroit d’où sautent les parapentistes, agrémenté de diverses
plaques en mémoire de ceux pour qui ça ne s’est pas très bien passé.
Alaska me laisse, je ne vais pas chercher à
le suivre à marche forcée. Je suis tout de même une fois encore frappé par la gentillesse. Alaska m'attend un peu plus loin pour me demander si je vais bien, avant de repartir. Je suis d’ailleurs rattrapé par Ed (Hi, Tent Wrestler!) qui, lui aussi, me
laisse sur place. Peu importe, je marche à mon rythme, j'ai sans doute encore trop de poids, de l'eau, essentiellement. La neige ramollit, on
enfonce, c’est plutôt fatigant. Alaska m’avait dit espérer être à Scissors
Crossing ce soir, je réfléchis et fais mes calculs: c’est complètement dingue,
Scissors Crossing est à 40 km.
Je passe donc la journée tout seul,
m’attendant à être rejoint par les autres larrons, Running Wolf, Drew et Hot
Wing, mais je ne vois strictement personne. Peu à peu, je perds du dénivelé et
m’approche des paysages désertiques. Heureusement qu’il y a eu la tempête, il
ne fait pas trop chaud. L’eau reste néanmoins une obsession: je sais qu’il n’y
a pas d’eau avant 25 km, et encore, il s’agit de la citerne où on fait mariner
les souris.
À vrai dire, je trouve ça extrêmement
angoissant. Je suis en plein désert, accompagné des hurlements des coyotes, il
n’y a personne, et l’eau est aussi difficile à trouver que les numéros du loto.
On ne peut pas dire qu’on se sente détendu et ça confirme aussi qu’on ne peut
pas marcher tranquillement. Outre le fait que les endroits où on pourrait
envisager de mettre une tente sont rares (il s’agit bien d’un chemin de
crête…), il est difficile d’envisager de s’arrêter dans un endroit où il n’y a
pas d’eau. C’est toujours un peu la marche forcée.
Toutes ces raisons s’accumulent pour me
troubler, sans doute, mais je suis également préoccupé par un genou. Autant
l’avouer tout de suite, maintenant que vous ne pouvez pas me rattraper: je ne
devrais pas être sur le Pacific Crest Trail. Mes genoux sont en piteux état et
ça fait plusieurs mois qu’on me fait des injections de… graisse de canard,
comme le dit Anne-Marie, pour tenter d’améliorer la lubrification
d’articulations usées. Et le genou droit n’est toujours pas content, malgré ce
régime de faveur. Il est douloureux et me fait boîter dès qu’il y a une
descente.
Bref, au bout de plusieurs heures de marche
et de cogitation, le moral baisse comme la lumière du jour. Je suis pourtant
content de mon parcours d’aujourd’hui. J’ai fait 25 kilomètres et je parviens à
Rodriguez Spur. Youpi, la citerne, dont la raison d'être est la lutte contre les incendies, est pleine et je ne peux pas voir ce qu’il y
a au fond. Je filtre l’eau et refais le plein de mes divers bidons. 8 litres
d’eau, la suite du parcours est dramatiquement sèche. Une bonne quarantaine de
kilomètres sans eau. Assez inquiétant.
J’imaginais retrouver Alaska et Ed à
Rodriguez, ou voir arriver les autres, mais je suis seul. Je monte le camp, et
me “prépare” un dîner. Alors, pour la recette, quand vous n’avez pas de réchaud:
Un sachet de purée en poudre. Un sachet de nouilles chinoises (les fameuses
Ramen). Vous concassez les nouilles dans leur paquet. On ouvre le sachet de
purée, on y verse de l’eau, les nouilles écrasées, et on attend que ça trempe
un peu. Votre dîner est prêt (recette de grand-mère de Running Wolf).
Alors, voilà, c’est un de ces soirs comme
je les connais très bien, après tant d’années de montagne: plusieurs raisons se
mêlent à la solitude pour faire plonger votre moral. Ma femme, que j'adore, me manque. Je culpabilise d'être en train de me "promener" pendant qu'elle travaille "to pay the bills", selon l'expression consacrée américaine (pour payer les factures). En réalité, le gros sujet
de préoccupation est mon genou, parce que je crois avoir compris que je n’étais
qu’au début d’un assez long parcours. C’est étrange, d’ailleurs. Oui, les
distances sont effarantes, on le savait, non? Personne ne se préoccupe du
dénivelé, même si ça n’arrête pas de grimper sur la moindre bosse. L’obsession,
ce sont les miles. Et, de plus, un mile, c’est bien plus long qu’un kilomètre. Ce que je veux dire, c'est que nous sommes programmés mentalement pour nous représenter ce que c'est que de faire un kilomètre à pied. Mais un mile bouscule tous vos repères, et finit par vous démoraliser, parce que c'est interminable. Ce qui paraît à peu près abordable sur la carte prend des proportions
dantesques sur le terrain. Il n’y a — c’est une règle d’or —jamais de bonnes
surprises. C’est toujours beaucoup plus loin que vous l’imaginiez, même si j’ai
couvert une distance honorable aujourd’hui.
La phrase du jour:
Tom, en chargeant mon sac dans son 4x4: “Shit! If you can carry this, you’re a top
motherfucker!”
“Merde alors! Si tu peux porter ça, t’es un
sacré fils de pute!”
C’est aussi un des problèmes. J’ai réduit
mon équipement au maximum, mais le poids insensé de l’eau rend néanmoins le sac
très difficile à porter. C’est épuisant.
Mt Laguna Lodge |
Alaska, Pioneer Mail trailhead. |
Le désert d'Anza-Borrego. |
Alaska dans son élément. |
Rodriguez Spur. En bleu: "Chemin des durs à cuire"... |
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