lundi 16 avril 2012

16 avril Julian

Une nuit quasiment blanche, une de plus. Mes épaules n'aiment décidément pas la finesse et la dureté du mini-matelas qui m'a valu mon trail name. Je tourne et je vire, et je finis par devoir resté allongé sur le dos, les bras le long du corps. C'est la position la moins douloureuse, pas la plus propice au sommeil.
À 6 heures, les oiseaux s'éveillent, eux. En avant pour le rangement du bazar. Une barre de céréales, ça y est, le petit déjeuner est pris. Je suis déjà gluant, il règne une odeur douçâtre sous la tente qui n'est pas du meilleur aloi. Mais il faut bien en prendre son parti: vous arrivez gluant, vous enlevez vos vêtements humides et collants, et vous les remettez encore plus humides, et froids, le matin. Faut bien faire avec.

À 7 heures, j'ai mon sac sur le dos et je sors de mon bosquet. Je tombe aussitôt sur un zombie, qui arrive à la citerne en titubant, avec un bidon d'eau, vide. Il m'explique qu'il n'a pas vu la citerne en arrivant hier (il est vrai qu'elle est cachée dans la végétation, mais est signalée dans les topos). Il était à court d'eau, a paniqué, est descendu jusqu'à Scissors Crossing, à... 15 km de là (!!), n'y a pas trouvé d'eau et est remonté vers Rodriguez Spur où il savait qu'il y avait la citerne... Épuisé, ce que je peux assez aisément comprendre, il a monté sa tente sans doute tout près de la mienne et venait chercher de l'eau. Une folie, mais aussi le témoignage de ce que le désert peut vous faire, physiquement et mentalement.

Au programme du jour, je continue la descente vers le fond du désert d'Anza-Borrego, dans une plaine où se trouve l'intersection de deux routes, qu'on appelle Scissors Crossing (le croisement en ciseaux). Je devine les routes dans le lointain et y aperçois des camions passer. C'est une sorte de réconfort, se dire que là-bas, tout là-bas, il y a des traces de civilisation, pour le cas où les choses tourneraient mal.
Le Pacific Crest Trail ne manque pas la moindre bosse à grimper. C'est assez déroutant, c'est le cas de le dire, vous apercevez votre destination dans le lointain, mais le sentier fait un nombre incroyable de détours pour ne rater sous aucun prétexte l'ascension de la moindre colline. Je suis maintenant dans un vrai désert tel qu'on les imagine, avec des forts relents de Mexique. Il me manque le sombrero. Toute la panoplie des cactus, dont certains sont en fleurs, vu ce qui leur est tombé dessus récemment. La Californie du sud est en état d'incendie permanent, on trouve partout, absolument partout, des traces de feu. Les arbustes sont souvent des chicots noircis, mais la végétation repart toujours, inlassablement, à l'assaut, en attendant le prochain feu. L'incroyable résilience de la vie. Le désert, c'est la revanche du petit, du sans grade, de celui qui se démerde pour trouver des solutions de survie et passer inaperçu.
Je ne vois pas d'animaux, mais la vie est partout. Des cris, des hurlements, des jappements, le désert n'est pas silencieux. Oiseaux, coyotes dont j'ai appris à reconnaître les jappements curieux, et d'autres cris que je ne peux identifier. Le sol du désert est un fromage de gruyère, constellé de cavités et de terriers de toutes tailles. On voit bien que les conditions de survie leur imposent de se terrer. Mais la densité de ces terriers est vraiment surprenante. C'est sûr, le désert grouille de vie, une vie cachée, souvent souterraine, une vie d'une remarquable résistance. Il ne doit pas faire bon être dans le désert en été.

Mon genou continue de me faire des misères et me plombe le moral. Il me fait boiter dès qu'il y a la moindre descente. Il me ralentit considérablement et m'inquiète. Quadrature du cercle, encore. Il faudrait être le plus léger possible pour pouvoir avancer rapidement dans ce milieu hostile. Mais le manque d'eau vous impose un poids considérable qui vous plombe. "Better safe than sorry", m'avait dit Alaska. Il vaut mieux être en sécurité que désolé... Oui, mais là, mon genou me dit qu'il n'est pas d'accord du tout. Je m'arrête au milieu des cactus et je m'allège de deux litres, deux kilos, plutôt. Je vide un bidon et en laisse un autre, plein, sur le bord du chemin. Je suis bien sûr qu'il rendra service à quelqu'un. Je commence à réfléchir à une stratégie de secours: à Scissors Crossing, il y a la possibilité de faire du stop pour gagner la petite ville de Julian. Au fur et à mesure des miles d'escargot, ça devient une évidence, je vais aller à Julian pour tenter de récupérer. Je suis mal en point. Après Scissors Crossing, où trouver de l'eau est aléatoire, il faut s'engager dans la remontée des très arides San Felipe Hills et l'eau peut n'être qu'à 50 kilomètres de là, si la ou les caches ne sont pas approvisionnées. Plus stressant que ça, tu meurs, d'autant que je bois comme un trou.
Arrivé dans la plaine, je serpente au milieu des cactus dans un paysage aride et superbe, en me réjouissant de commencer à entendre les bruits des véhicules dans le lointain. Je parviens enfin à Scissors Crossing, sous un soleil qui commence à être vraiment chaud. C'est décidé, je vais faire du stop, dans un pays réputé extrêmement revêche à cette activité. Je me mets sur le bord de la route et au moment même où je lève le pouce, je vois arriver une voiture de police. Il y a beaucoup d'endroits aux États-Unis où le stop est interdit. Mais le policier qui est au volant me fait un grand bonjour de la main en passant... Un policier américain, ça, c'est sûr.
Je décide de m'organiser et pour commencer, de poser mon sac. Je pense écrire le nom de ma destination sur une feuille de papier. Mais j'ai à peine le temps d'enlever mon sac, un pick-up s'arrête et la conductrice me demande si je veux qu'ils m'emmènent. Et voilà Bobbie (une femme) et John, couvert de tatouages des pieds à la tête, qui me font monter et me conduisent à Julian. Je leur parle de mon problème de genou. Ils commencent à me faire un topo complet du minuscule Julian, ancienne ville minière (une ruée vers l'or ou l'argent de plus, comme il y en a eu des centaines au XIXe siècle), là où je pourrais aller consulter, comment on me fera parvenir les médicaments si j'en ai besoin, où aller manger, le choix d'hôtels... Mais soudain, grand coup de frein. Deux hommes sont déjà arrêtés sur le bas-côté de la route, et John bondit du pick-up. Ils ont repéré de la fumée dans le ravin et on ne plaisante pas avec le feu en Californie du sud. John remonte, ils se demandent s'il ne s'agit pas d'un feu allumé volontairement par les pompiers. À toutes fins utiles, nous nous arrêtons chez les pompiers pour signaler ce que nous avons vu.
Bobbie et John me laissent devant l'hôtel. Julian Hotel, un délicieux petit hôtel du XIXe siècle, bâtiment historique, plein de charme, une multitude d'objets anciens, tapisseries à petites fleurs, adorable. Au moment où j'entre, un couple vient demander les tarifs. J'ai un hoquet en entendant la patronne. Ils ressortent, mais elle se tourne aussitôt vers moi en me disant, avec un grand sourire: "Mais ça, ce n'est pas le tarif pour les hikers!" Et elle me donne une chambre délicieuse, avec des édredons d'un mètre de haut, pour 65 dollars, thé et petit déjeuner inclus. 40 euros. Vous le croyez ça, faire des tarifs préférentiels à ceux qui, justement, vous arrivent pieds et poings liés, désespérés de trouver un lit, à n'importe quel prix?
Vite, les urgences maintenant habituelles: une chambre, une douche, la lessive, s'il vous plaît, le restaurant le plus proche, où je me rends en caleçon (!), pendant que la jeune et très jolie patronne de l'hôtel met mes vêtements puants à laver. Du repos et je vais mettre au point la stratégie pour la suite. Ce serait sympa, mon genou, de me laisser continuer...

Rodriguez Spur Fire Tank (la citerne d'eau à souris marinées)

En route vers Scissors Crossing.








Scissors Crossing est dans la plaine. Les San Felipe Hills sont au fond.










Julian Hotel...

Les hikers débarquent en ville.

La tourte aux pommes est la spécialité de Julian.

Julian Hotel.


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